24 Images / Prise 3
par Rafaël Ouellet
Max Von Sydow dans Une passion
Juillet 2007. La mort d’Ingmar Bergman. Un géant du cinéma. Un maître. Mon maître. Pour l’occasion la revue 24 images m’avait commandé un texte (1) qui parlerait de mon rapport comme jeune cinéaste à ce monstre sacré. C’est intimidé mais extrêmement honoré que je m’étais attaqué à la tâche. Une grande fierté m’habitait, non seulement de pouvoir écrire sur Bergman, mais aussi d’être publié dans cette revue référence.
Septembre 2008. J’avais tenu un blogue pour 24 images le temps d’un festival, celui de San Sebastian. Un blogue dépressif d’un cinéaste seul en Espagne, incapable de gérer le décalage horaire et dont le film (Derrière moi) passait presque inaperçu. Je m’étais battu avec chaque billet, chaque phrase, chaque mot. Des efforts immenses pour pondre des courts textes qui me faisaient mal paraître. Je m’étais juré de ne plus jamais me prêter à cet exercice.
Mars 2015. Comme je n’apprends pas du passé, me revoilà! Je bloguerai donc ici comme cinéaste invité pendant tout ce mois qui sera aussi celui de la sortie de mon 6e film, Gurov et Anna. Un film que je vous présenterai fièrement le 20 mars, mais dont je ne ferai pas la promotion ici.
Mais laissez-moi promouvoir ceci, d’entrée: ce mercredi 4 mars à 18h30, à la Cinémathèque québécoise, je commenterai une projection de Une passion de Ingmar Bergman.
Liv Ullmann dans Une passion
L’invitation m’a été lancée par le Festival du Nouveau Cinéma. Il ne m’arrive pas souvent de refuser de telles offres, mais il m’arrive toujours de branler dans le manche. J’hésitais entre le faire ou pas, entre commenter un de mes films ou celui d’un autre, le faire seul ou accompagné. Puisque l’expérience a été tentée et réussie avec brio le mois dernier avec Philippe Falardeau et sa présentation de La nuit américaine, je me suis tourné vers lui avant de prendre ma décision.
PHILIPPE
J’ai choisis La nuit américaine car c’est un film généreux que j’affectionne beaucoup et qui me permettait quand même de parler de mon travail en des termes intimistes puisqu’il s’agit d’un film sur le métier de réalisateur. Puis j’ai beaucoup appris en revoyant le film 4 fois pour préparer mon commentaire. Pas forcément appris sur mon métier, mais sur les raisons pour lesquelles je le fais.
MOI
Merci de ta réponse. Je vais peut-être opter pour la voie narcissique parce que je ne sais pas si je serais à la hauteur des films qui me tiennent vraiment à coeur… et bon, mon film n’ayant pas beaucoup joué…
PHILIPPE
Il faut voir cet exercice comme une performance live. Je pense qu’il y a une création hybride qui se fait, un objet unique et éphémère, faut aller dans ce sens là. D’où l’importance du contrôle du volume. Les gens m’ont dit qu’au milieu, il ne distinguait plus ma voix de la bande sonore du film. C’était devenu une seule et même bande sonore.
MOI
Sauf toi et Egoyan, tout le monde a présenté son propre film…
PHILIPPE
J’avoue que pendant la préparation, j’ai regretté, car la tâche me semblait insurmontable. Il aurait été plus facile de commenter mon film. Mais tous mes films sont moins bons que La nuit américaine. Et puis il y avait une trentaine de jeunes qui n’avait jamais vu le film, ils ont adoré.
MOI
Je suis encore déchiré. La passion de Anna, en 35mm, un beau fantasme.
PHILIPPE
Ben go! Tu vas créer un moment qui n’a jamais existé autour de ce film, tu vas faire une oeuvre composite.
Ceux qui me connaissent savent que je ne jure que par Bergman, que par son Persona, et ce depuis 20 ans. Quelque chose de monomaniaque. Par contre, cette fois-ci, j’avais envie d’être moins prévisible. Je sais, c’est raté, mais j’avais aussi envie d’être habité par autre chose, par un film plus rare, moins parfait, moins étudié. Et comme c’est le seul film de son cycle Fårö que je n’ai pas vu sur grand écran, pourquoi ne pas en profiter!
Mon mot dans la programmation
Je me suis intéressé à Bergman un peu tard, mais depuis longtemps. Bergman je l’ai étudié, analysé, visité, copié, attendu, revisité, admiré, envié. Il fait parti de mon ADN de cinéaste, de cinéphile. Lui, et sa troupe. Lui, et son île.
C’est sa période Fårö qui me fascine. De 1966 à 1969. Ses années Liv. Ses années «post-moderne». Ses années jeunes même s’il ne l’était plus tout-à-fait. Ce sont ses années de violence aussi. L’heure du loup, La honte, même Persona. Et surtout ce Une passion. Violence intérieure, violence extérieure. Les animaux massacrés, le village en colère, le couple qui se désagrège. L’homme qui se désintègre, littéralement.
D’une façon très oblique, c’est aussi un film sur le cinéma. Le cinéma qui se construit, comme l’était un peu moins subtilement Persona.
Une projection donc, de cette première véritable expérience en couleur du magicien du nord. Une copie 35mm et un son mono pour nous replonger à la fin des années 60. Et mes commentaires, impressions, anecdotes, humbles analyses et autres explications. Qui dépasseront le cadre de ce film pour tenter d’englober un pan de l’oeuvre de Ingmar Bergman.
Philippe a raison, c’est une tâche énorme
En espérant vous y voir.
À venir dans mes futurs billets: encore trop de Bergman, des p’tits bouts perdus de scénario, des théories douteuses, je règle mes comptes, je me tire dans le pied, je me mets du monde à dos et je dévoile des secrets du milieu. Je ne suis pas là pour faire un blogue Toqué, mais bien, un blogue St-Hubert!
Bon mois de mars!
(1) texte commandé par 24 images à l’occasion de la mort de Ingmar Bergman, le 30 juillet 2007. Paru dans l’édition #136.
Une passion
par Rafaël Ouellet
Un matin de mai. J’arpente les rues de Stockholm pour la première fois. J’y suis pour le travail, trois journées sans temps libre, sauf le matin très tôt. Tout est fermé; le Musée Strindberg et le Musée Nobel, le Svenska Filminstitutet. Gamla Stan est déserte. Le Kungliga Dramastika Teatern est également fermé. Ingmar Bergman y a présenté plusieurs pièces et y fut le directeur pendant 3 ans. On y joue, le lendemain de mon départ, la dernière de Les revenants d’Ibsen, adaptée et mise en scène par Bergman lui-même. J’aurais aimé y assister, comme le petit Ingmar à douze ans, «assis au deuxième rang du premier balcon, la place tout de suite à côté de l’entrée».(1) Il est sept heures du matin, je frappe tout de même à la porte. Le silence. Une autre porte, puis une troisième. Je serai en retard au travail, je dois me retrouver à l’intérieur. J’attends, je baille, j’observe les Suédois, les Suédoises. C’est une dame qui ressemble plutôt à une Européenne de l’Est qui arrive la première. Je lui explique dans un anglais approximatif que je ne peux quitter Stockholm sans avoir visité le Théatre Dramatique, que Bergman est mon père spirituel, que c’est plus important que tout, «do you understand? » Elle s’occupe de la comptabilité et c’est tout et j’insiste. Il faut trouver une façon. Nous marchons dans les couloirs, aucun signe de vie, aucune trace de Bergman. Comme dans les rues de la ville, à l’intérieur du Dramaten, tout est fermé, sauf une salle de répétition. Elle m’y laisse seul quelques minutes. Je ferme les yeux et tout est clair. Je vois Bergman ici, je l’entends. Il a créé ici, il a écouté, crié, perfectionné, pensé, angoissé, dirigé. C’est peut-être dans cette même salle, lorsqu’il répétait La danse de la mort, qu’il a reçu la visite de deux policiers et qu’a débuté son problème avec le fisc qui l’a mené à la dépression, à l’hopital et en exil en France et en Allemagne. Je vois aussi Bergman qui ordonne, il écrit, il charme, tombe en amour, invente des histoires. Je voulais la basilique, on m’a offert la sacristie.
22 ans de films populaires, loués dans une station-service ou vus dans un cinéma commercial, toujours traduits en français. Quatre ou cinq Palme d’or, américaines bien sûr. Et tout autant de films sous-titrés. Les villages sont ainsi faits, les cégeps régionnaux aussi. Ma cinéphilie, ma vraie, a vu le jour dans un ciné-club dont j’étais l’intrus et le benjamin. J’anticipais ces rencontres hebdomadaires avec impatience, excité comme un enfant la veille de noël. Quel film apportera le sélectionneur de la semaine? C’est devant cet immense téléviseur, couché par terre, entre l’écran et les autres, que j’ai pris forme. Tarkovsky, Zulawski, Kusturica, Wilder, Buñuel. C’est donc ça le cinéma! Où était-il avant? À la semaine six, Podz nous présente Cris et chuchotements d’Ingmar Bergman. La Suède me fascine depuis toujours, le titre m’est familier, je suis prêt, vulnérable, naif. Ce sont d’abord les noms sur le carton rouge qui me fascinent; Owe, Liv, Sven, Käbi. Et les bruits de cloches, les statues, les natures mortes, et un fondu au rouge. Bergman n’a pas encore montré un visage, et je sais que ce film sera important pour moi, qu’une histoire d’amour commence. J’ai de la difficulté à respirer. Mes seuls souffles sont ceux qui accompagnent Harriet Andersson dans la souffrance. Je souffre aussi. Je sens les images s’installer sournoisement quelque part dans ma tête, il sera impossible de m’en défaire. Le sang sur la bouche d’Ingrid Thulin, l’agonie d’Harriet, la peur dans les yeux de Liv Ullmann, la Pietà. Simple et complexe, beau et laid, la vie et la mort, réel et imaginaire, amour et haine. Tout ça enveloppé dans une poésie que je n’ai encore jamais vue au cinéma. Je suis confus et séduit. Je n’ai qu’un mot en tête: magique. «Je ne peux souhaiter quelque chose de meilleur. À présent, pendant quelques minutes, je peux goûter la perfection. Et je suis rempli de gratitude envers ma vie qui me donne tant.» (2)
Un instantané! Je fais une longue file avec mon épouse. Tout au bout, assise à une table, Liv Ullmann dédicace Face to Face, son nouveau livre. Ma femme a aussi apporté Changing, la biographie de 1976. Liv y signe «Warm wishes, with love, Liv Ullmann». Elles échangent quelques mots, je prends deux photos, nous quittons lentement, muets. Après un long moment à marcher, nous nous regardons, nous pleurons.
Tout mes courts sont contaminés par ma fascination pour Bergman. Celui que je m’apprête à tourner le sera tout autant, et j’en ai marre. Ça ne me réussit jamais. Ce court n’aura pas de vol ou d’hommages cachés ici et là. Ce sera un exorcisme, une purge. Drapeau suédois, références à Strindberg, comédienne qui prend le spectateur en photo, deux soeurs qui règlent leurs différents par une nuit froide, des murs blancs, des pièces vides. Les cadrages, le noms des personnages, l’ambiance sonore. Et des silences, et des gros plans. Après ce sera terminé. Pour toujours. Mais une des comédiennes doit être remplacée à la dernière minute, le montage est difficile, le film n’est pas bon, les projections publiques sont toujours accompagnées de problèmes techniques, aucun festival en veut. C’est mauvais mais je n’ai pas honte, je suis chagriné. «Tant de contrariétés ne sont pas l’effet du hasard.»(3) Bergman ne veut pas de moi.
Juillet. Je suis chez mes parents. Je règle les derniers détails de mon deuxième long métrage qui sera tourné dans moins d’un mois. Les soirs, couché dans le lit de mon enfance, j’évacue Bergman de mon scénario, de mes plans. Il reste encore des traces, certaines nécessaires au film, d’autres qui me prennent encore par surprise. C’est un travail difficile, un exercice d’humilité qui me rappele qu’on ne se mesure pas à Bergman. Un matin chaud, le soleil entre violemment dans ma chambre et je me réveille avec un mal de tête insoutenable. Quelques courriels dans ma boite de réception, dont un de Denis Côté. Il a pour seul titre un point. Quelque chose ne va pas, je le sais, mais quoi? «Bergman est mort. Ça devait arriver un jour ou l’autre.» Court, froid, franc. Un coup de hache. Dans mon lit, chez mes parents, je pleure. Je suis orphelin.
Ingmar Bergman 1918-2007
(1) Bergman, Ingmar (1987) Laterna magica. Stockholm: Norstedts Förlag, p.261
(2) Cris et chuchotements (1972) réalisé par Ingmar Bergman, Cinematograph AB
(3) Bergman, Ingmar (1987) Laterna magica. Stockholm: Norstedts Förlag, p.267
2 mars 2015