Cinéastes Invités

À ceux qui rêvent

par Sophie Goyette

Crédit photo: Emmanuel Laflamme

Quelle année particulière que celle qui vient de s’achever. Une année en vase clos, d’observation à travers les vitres, d’immersion au fond des mers, pour écrire à temps plein trois films, dans le grand silence gestatoire qui aspire tout. Et il y a parfois des poissons monstrueux dans les fonds marins. J’aimerais que James Cameron me raconte en détails sa récente expédition à bord du sous-marin Deepsea Challenger, qui lui a permis d’être le premier à explorer en solo le plus profond territoire connu sous la mer. Qu’il m’en partage toutes les sensations ressenties, celles à titre d’ancien ingénieur de formation, celles du réalisateur épique en soif de visions, celles de l’homme possiblement ébloui et fragile. À date, les quelques images partagées évoquent un paysage lunaire, poétique, beau… Je pourrais lui raconter en échange l’ébahissement de l’enfant de 7 ans que j’étais, repassant en boucle La Grenouille et la Baleine et son immersion dans les sons marins, premier appel de la sirène vers ces mondes cachés et foisonnants, ceux du mystère et de l’inconscient. Oui oui, je suis certaine qu’il serait interpellé au plus haut point… Toutes les quêtes ne sont-elles pas sœurs?

Une année particulière donc qui se clôt, où je me demande encore comment faire lorsqu’on détient l’art le moins instantané au creux des mains. Écrire, c’est réaliser qu’il m’est impossible de ne naviguer que dans mon imaginaire, que le scénario ne reste qu’un plan, qu’il me faut le confronter au concret et à la matérialité invasive du tournage, qui se révèle souvent encore plus fort. Ne pas créer, c’est ressentir un manque que rien ne peut combler. Ce n’est pas tout le monde qui comprend. Et je les comprends de ne pas comprendre.

Parmi les projets, un documentaire. Je suis en ce moment plongée dans mes entretiens entrepris depuis un an et demi avec des personnes vivant un défi affectant leur mieux-être et leur identité, la maladie mentale. Un documentaire sur 13 individus choisis, avec qui nous partirons dans les hautes montagnes espagnoles, pour à la fois être ensemble bercés et confrontés à quelque chose de plus grand que soi. Treize personnes qui formeront un groupe atypique, où il nous sera impossible de dire où finit le sujet et où commence celui qui l’observe, et où l’on se demandera qui est patient et qui est intervenant/psychiatre alors que tous seront présentés confidentiellement. Leurs propos touchent à quelque chose de profondément sage, lucide, humain. Un quelque chose que peut distiller parfois la résilience dans les plus sourdes détresses. « Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles ». Une simple phrase d’une si grande justesse de Victor Hugo, qui peut résonner dans le cœur de tous ceux qui ont mal. Le projet est indépendant et non-financé, il faudra donc voir comment survivre. Mais le voyage est déjà commencé.

« …jamais il ne se sentirait vraiment protégé et en sécurité, toujours il se sentirait entouré d’un monde mystérieusement beau et mystérieusement sinistre, et toujours il lui faudrait prêter l’oreille à ce silence au milieu duquel le cœur humain se trouvait si anxieux et si fragile. » (1)

Trois films. Je dois avouer qu’en dépit de ce qui peut sembler une audace, l’insécurité m’habite… j’avance, instinctivement, animalement, pas à pas, avec ce quelque chose de plus grand que moi qui semble toujours me pousser à me mettre en danger. On m’a déjà dit « tant qu’il y a de la peur, c’est qu’on s’en fout pas. ». Peur il y a en ce moment, au sein du milieu cinématographique d’ici et d’ailleurs, mais je garde ce sentiment que c’est l’audace qui saura y répondre. Parlant d’audace, je viens de découvrir bien sur le tard Wow de Claude Jutra, sur recommandation d’un ami. Tout y est libre, grand et permis. Découvrir un film qui vous élève et vous foudroie, c’est un peu comme regarder un arc-en-ciel. On ne se l’explique pas, on n’a pas grande influence pour le provoquer ou le faire durer, ça reste un grand bonheur saisi au vol. Vous pouvez le visionner comme moi en ligne, en vous l’imaginant mode immersion grand écran, ou encore mieux vous l’offrir en cadeau en le téléchargeant gratuitement ici pour le revisiter à l’infini (jusqu’au 15 janvier, merci ONF).

Si j’ai un message en ce début d’année à tous ceux qui ont leur art à cœur, c’est que je ne crois pas que nous soyons en compétition dans l’arène des subventions, même si j’assiste et découvre pour moi-même et à l’heure même tous les tenants et aboutissants de ce système. Je sais que nous avons en notre possession l’art le plus onéreux et le moins immédiat qui soit, mais la singularité de notre regard, lorsqu’on le déploie jusqu’au bout, lorsqu’on ose, ne peut que mutuellement nous pousser, nous inspirer, nous encourager les uns les autres… Dans la morosité ambiante, nous détenons ce privilège de créer, de rêver. Et c’est beaucoup.

Pour espérer que ce qui en émerge fleurisse et pousse comme une fleur dans l’asphalte, pas arrachable, pas cassable, pas écrapoutissable…

2014. Chers confrères et consœurs, chers collaborateurs passés, présents et futurs, que vienne au monde en cette année votre rêve, votre chant de baleine envoyé à travers l’océan comme un appel vers un univers à recréer, incessamment, infiniment, toujours.

 

(1)    Hesse, Herman – Narcisse et Goldmund p.131 Editions Calmann-Lévy

 


10 janvier 2014