Bonjour Réalité, je suis une Fiction
par Samuel Matteau
J’aimerais me présenter même si je n’ai toujours pas de nom définitif. J’en ai eu plusieurs, mais ça ne reste que des esquisses de travail. J’ai été à la base un livre puis une adaptation scénaristique datée de 10 ans.
Pour l’instant, tu peux m’appeler Squat.
Squat comme dans :
Squat – le film (titre de travail)
version 17.6
novembre 2015
Je suis encore en gestation stade pré-production, à quelques jours de l’accouchement… prévu en novembre. C’est bien ici, il fait chaud. Couvé d’amour par des humains qui me réfléchissent dans un idéal qui se veut l’Idéal. Des acteurs, des lieux, me donnent vie peu à peu. Un gros plan ici, un medium shot follow back là. Il y a beaucoup de travail à faire pour que je prenne forme. J’espère être à la hauteur des espérances.
Mais je dois être honnête Réalité, j’éprouve beaucoup de frustration quand je pense à toi. Es-tu un miroir ? Une projection ? Une illusion ? Je me questionne sur mon rapport à toi, mon rapport à moi-même et notre future symbiose. La réalité et la fiction. Dans ma tête, j’imagine un combat titanesque entre deux entités mutantes qui dure depuis le début des temps. Je suis consciente que c’est un peu plus compliqué. Bref, j’essaie de venir au monde sur l’écran de cinéma et tu me compliques la vie, Réalité.
Je t’aime, moi non plus.
Tu es partout, tout le temps, en temps réel et en tyran, l’objet omniscient de nos vies. dans les médias, au cinéma, en reportage « sur le terrain », en « live » sur les tribunes sensationnalistes. Même le jeu vidéo essaie de t’imiter ! Parfois, tu es plus surprenante que la Fiction, lorsqu’on sait te regarder. Mais comment te saisir quand nos yeux sont constamment aveuglés d’images. À force d’être entouré par toi, nous ne remettons plus en question ta vérité. Elle nous est imposée. Tu sembles confuse, toi aussi, sur ce que tu es. Parfois cliché, malhabile et particulièrement dissonante.
Je ne sais pas où est la limite exacte de ton royaume, mais je crois qu’en contact avec la Fiction, tu as peur. Peur de notre pouvoir, de notre liberté. Alors tu nous bloques. Par exemple, lorsque j’ai une scène où deux adolescents grimpent illégalement par dessus la clôture d’un zoo fermé et que tu m’empêches de la réaliser, car c’est considéré comme des images négatives et un appel à l’illégalité ? Ou cette lettre qui exprime un malaise à ce qu’on représente des squatteurs à un endroit précis de la ville alors que c’est un vrai Squat. Ou cette autre fois lorsque j’ai des jeunes orphelins qui s’amusent sur les fortifications de la vieille capitale, tu refuses encore en brandissant l’illégalité du geste ? Illégale dans la réalité certes, mais dans la fiction ? Quoi ? Tu me demandes d’obéir à tes règles ? Obéir à qui ? À ta réalité ou à la Réalité ? Tu exiges du Cinéma qu’il se plie aux règlements ? Il faudrait que mes personnages soient « de bons citoyens gentils » ?
Que tu le veuilles ou non, j’ai bien l’impression que je vais devoir te Squatter un certain temps. Il faudra apprendre à cohabiter ensemble.
Le réalisateur qui me confectionne ne fait pas du cinéma pour être ton prisonnier ni ton serviteur ; il fait du cinéma pour être en mouvement, pour te questionner et pour s’affranchir de toi. Non pas dans un geste de refus ou de rupture, mais bien dans un désir d’exploser les perspectives pour mieux construire avec toi. De transformer le miroir pessimiste en fenêtre de possibles.
Nous avons besoin l’une de l’autre.
Viens tu danser ?
20 novembre 2015