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Cinéastes Invités

Bravo pour tes ti-bonhommes !

par Patrick Bouchard

J’aime l’astronomie. Au delà des théories les plus folles, ce qui me fascine a priori, je dirais que c’est la démesure. Prenons simplement la lumière qui file à près de 300 000 km/seconde, c’est quasi inconcevable. Pourtant, les 9 461 milliards de km franchis par cette dernière en une année sont une pacotille à l’échelle astronomique tout comme notre Voie Lactée qui s’étend sur 100 000 années-lumière n’est pas plus qu’une mousse de sécheuse parmi les amas de milliards d’autres galaxies. Admettre que nous sommes bien peu dans ce contexte est un euphémisme. La seule tentative de se mettre en perspective dans cette immensité est presque un non sens, il y a de quoi saigner du cerveau et perdre tout ses repères. Ainsi, aborder l’astronomie, c’est en soit la démesure à son paroxysme.

Parlant de démesure, parlons animation…

J’aime le cinéma d’animation. À une échelle beaucoup plus humaine, cet art du mouvement incarne aussi la démesure dans sa mécanique. Plus particulièrement pour les techniques dites traditionnelles, le fait main. Imprégné jusqu’à l’os par une époque où tout s’accélère, on me dit souvent : Eille, toé tu dois donc être patient !! Ouais… Je pourrais peut-être quantifier ma patience en nombre de jurons ?! Quoi qu’il en soit, disons que c’est une simple question de point de vue. En ce sens, je décrirais mon travail en ces termes : je fais du cinéma d’animation depuis près d’un 67ème de millénaire. Mes films représentent 75 250 photos. Ces images ont été projetées à une cadence de 1440 à la minute. Entre mes décors où j’anime et le déclencheur photo, j’ai marché Montréal / Chicoutimi et je suis sur mon retour, probablement à l’Étape en plein cœur du parc des Laurentides. D’ailleurs tant qu’à être là, je me permettrai surement une petite infraction alimentaire dans ce royaume de la restauration rapide, la démesure d’un point de vue industriel : un burger double boulette, une frite et une Root beer bien brouteuse.

Parlant de boisson gazeuse, parlons rapport…

Certaine choses sont indissociables. Tout comme la relativité d’Albert (mon ami imaginaire), l’animation a aussi son rapport relatif. D’abord, une image n’a pas de mouvement. Les traits gestuels, l’inclinaison de ceux-ci vers un point de fuite ou toutes autres astuces graphiques sont illusoires, simple conception mentale. Tout comme chez Pollock où le réel mouvement était l’instant du geste, l’existence du mouvement est une relation entre les notions d’espace et de temps formant ainsi un trio indissociable lors de l’action. Un plan à trois si naturel et instinctif que ça va tout simplement de soi en prise de vue réelle, comme dans la vie, comme au Hockey! Pourtant, cette singularité est une question centrale pour un animateur, c’est la nature profonde du geste d’animer, la trinité du cinéma d’animation.

Sans la cadence de projection, un vingt quatrième de seconde de cinéma, c’est l’inertie totale. En animation de volume (stop motion), repositionner un élément d’un premier point fixe vers un deuxième point fixe est une fraction de mouvement. L’espace donné entre ces deux points détermine la vitesse. Plus les espacements sont grands, plus le mouvement sera rapide. Un simple déplacement a une influence directe sur les trois fronts à la fois et s’inscrit donc forcément dans le temps à une vitesse donnée dans l’espace. Ainsi, c’est l’apanage de l’animateur de réfléchir entre chaque image l’accélération, la décélération, la constance, la pause, les directions x, y, z ou toutes autres possibilités du mouvement et ce, 24 fois par seconde de film tourné. Bref, c’est une autopsie du vivant transposé en image.

Sur ces quelques lignes, l’idée n’est pas de glorifier le cinéma d’animation plus qu’un autres genre. J’ai brièvement abordé certaines implications techniques d’abord pour en exprimer sa fascinante démesure, forcé tout de même d’admettre qu’il y a un parallèle intéressant de langage et d’idées entre l’animation et ma passion pour la science des étoiles, mais aussi pour porter un regard autre que les clichés « cartoonesques » qui sont trop souvent associés à ce genre cinématographique. En ce sens, cela me ramène en 2003 lorsque j’ai remporté le Jutra du meilleur film d’animation. J’ai eu l’honneur de signer le livre d’or de ville Saguenay juste avant les bondieuseries du conseil de ville. Honoré par cette reconnaissance, je m’approche de monsieur le maire pour une photo officielle. Vous comprendrez le pincement que j’ai ressenti pendant la poignée de main lorsqu’en bon diplomate il me dit le regard fuyant : « bravo pour tes ti-bonhommes! ».

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Petite suggestion : allez donc voir ou revoir l’excellent film d’animation Le grand ailleurs et le petit ici de Michèle Lemieux. Au-delà du fait que la cinéaste aborde certaines théories de l’astrophysique moderne, ce film est avant tout une quête de sens philosophique, métaphysique et existentiel d’une somptueuse poésie. Graphiquement remarquable, il a été animé sur l’écran d’épingles Alexeïeff Parker. Objet mythique, cet écran est l’expression même de la démesure avec ses 240 000 épingles. Cette production de l’ONF est un chef d’œuvre  d’une sublime et profonde beauté.
 


28 janvier 2016