Carte postale: regards sur le réalisme suicidaire en Alberta
par Matthew Rankin
1.) J’ai eu le grand honneur de passer le mois d’août dernier dans l’obscurité bitumineuse d’Edmonton dans le cadre d’une residence de cinéaste au Film & Video Arts Centre en Alberta. Puisque j’ai eu l’étrange possibilité d’assister à une cérémonie d’inauguration pour le nouvel Institut pour l’insémination artificielle Harper-Couillard, j’ai pensé me mettre dans l’ambiance et vous parler d’un de mes albertains favoris: Trevor Anderson.
2.) Au Québec, on résiste rarement à la tentation de considérer la pétrocratie conservatrice albertaine comme un état ennemi; son nom évoquant – et avec raison – l’incarnation de notre antithèse socio-politique. J’aurais été ravi d’abonder dans le sens de ce mépris pour l’Alberta, sans jamais me remettre en question, n’eut été de la campagne incessante de mon ami Ian Jaquier. Pour une raison bizarre, ce documentariste québécois né en Suisse est un Albertophile passionné. Même s’il n’a jamais mis le pied au “pays de la rose sauvage”, Ian fait montre d’une passion quasi-incontrôlable pour la culture albertaine, pimentant ses conversations, sans en avoir l’air, de longues citations romantiques de W.O. Mitchell, Nancy Huston ou Wayne Gretzky. C’est lors d’un des “salons albertains” d’Ian, il y a quelques années, que j’ai pu découvrir pour la première fois les courts visionnaires de Trevor Anderson, une des étoiles les plus brillantes de la cinématographie d’Edmonton.
3.) Trevor realise des documentaires hybrides extrêmement personnels, morbidement drôles, nés d’une alchimie fort singulière. Ses films sont très drôles et divertissants, souvent traversés d’éclats camp aussi magiques que brillants. Mais son travail traduit aussi une dimension beaucoup plus sombre. Trevor s’intéresse à nos élans autodestructeurs et derrière ses fresques comiques et son ironie à point surgit également quelque chose de beaucoup plus triste et solitaire. Bien sûr, cela me parle en tant que Winnipegois, puisque la solitude est l’émotion nationale du Manitoba.
4.) The High Level Bridge est un des films les plus reconnus de Trevor et je le vois comme une transposition albertaine du réalisme suicidaire. Werner Herzog a déjà débattu avec Trevor de la subtile teneur ironique que l’on peut entendre dans le timbre chaud de ses narrations en voix-off. Herzog pensait qu’il fallait que ces dernières soient absolument neutres, le plus à froid possible. Pour ma part, je pense qu’Herzog fait fausse route et devrait faire confiance à Trevor. À mes yeux, The High Level Bridge est un bel exemple de la façon dont l’ironie peut parfois apporter de la chaleur à un film, plutôt qu’une froideur. La presence d’humour dans The High Level Bridge traduit, je crois, quelque chose de l’appétit du cinéaste pour la vie. C’est un humour qui exprime une dose d’amour, de compassion et de solidarité.
5.) Le film de Trevor me fait penser encore une fois au suicide comme image cinématograpique et aux limites de son pouvoir de transformation. Lors de mon séjour à Edmonton, un citoyen bien intentionné a commencé à installer des bannières aux slogans pleins d’encouragements le long des barrières de sécurité du High Level Bridge. J’aime penser à cette douce personne, peignant ses tendres bannières, et lançant cet appel sincère, urgent, à cette bonté que nous possédons tous, meme les plus dysfonctionnels, déprimés et Albertains d’entre nous. Ça m’a fait penser à ce rêve que j’ai fait il y a quelques temps. J’étais dans un bus et tout le monde était extrêmement gentil avec moi, sans raison particulière. C’était banal, mais réellement transcendant: ça prend si peu… Je realise aussi que le plus réussi des films de Kiarostami, Le goût de la cerise (1997) – également une representation cinématographique du suicide – a aussi cette capacité à transformer les plus insensés, les moins pertinents et meme les plus moribonds des espaces humains – un site de construction à moitié fini, un parking au soleil levant, une cimenterie – en improbables bannières d’encouragement, images de ce que la vie a de précieux.
12 septembre 2014