École de cinéma I
par Philippe Lesage
L’European Film College est une sorte de Hogwarts pour apprentis cinéastes dans laquelle se côtoient des étudiants de partout à travers le monde, mais dont la moitié sont Danois. L’école est située au Danemark, au milieu d’une immense clairière, dans une petite ville balnéaire et historique, Ebeltoft, envahie par des touristes allemands et suédois pendant l’été, mais ennuyeuse comme la Gaspésie pendant la basse saison. Peu importe. Entre les murs de ce pensionnat, la vie est tellement dense et grisante qu’aussitôt sorti le temps d’un court congé, on veut y revenir en courant. Pour ne rien manquer. Une année dans cette école correspond sans doute à trois années de vie normale tant tout y est amplifié. Les caractères y ressortent avec plus d’exagération, les hauts donnent le vertige et on veut s’ouvrir les veines devant tout le monde quand ça ne va pas bien. La « cabin fever » qu’on peut y ressentir parfois, à force d’être enfermé avec la même centaine de personnes pendant un an, est tout de même une fièvre, comme dans la fièvre du samedi soir, la fièvre du baseball ou la fièvre délirante d’un malade agonisant. Relâché dans le vrai monde, une fois tout ça terminé, le danger de devenir fou est bien réel.
Un petit aéroport vide, personne à la douane, seulement mon immense valise qui apparaît seule sur le tourniquet qui couine et qui manque d’huile. J’ai pris un vol à rabais ; après huit transferts et quarante heures de détours, je foule enfin le sol danois. J’ai vingt ans et des poussières et ma vie ne sera plus jamais la même. C’est brumeux, le ciel est très bas, tout est déjà teinté d’une atmosphère humide et mélancolique. J’adore tout de suite. Une dame vermoulue au teint jaune nicotine entre dans l’aéroport en me scrutant du regard. Un son des cavernes vikings profondes finit par sortir de sa bouche édentée. Son accueil est glacial. C’est mon lift.
Sur les routes sinueuses et étroites qui apparaissent par morceaux, comme tirés hors du brouillard visqueux, la petite Opel dans laquelle nous prenons place s’aventure précairement sur les vallons du Jutland. La vieille dame conduit la bagnole à une vitesse folle. Je m’agrippe. Secrétaire envoyée sans doute du revers de la main par le Principal – on a oublié le petit Canadien, envoyez-lui Berta – elle ne répond que par des sons à mes questions polies et assommantes d’ennui à propos de je ne sais pas moi? la température et la chasse aux canards dans la région. Cette femme froide qu’on dirait momifiée ne me rassure pas. Si elle travaille à l’école, ne me donne-t-elle pas un avant-goût du type de personne qui m’attend là-bas? À chaque kilomètre, on dirait qu’elle s’allume une nouvelle cigarette. Après vingt kilomètres, je sors d’une voiture emboucanée en toussant, le teint vert, en ayant à peine la force de tirer ma gigantesque valise hors du coffre.
Enfin, nous y voici. Expressément, les portes s’ouvrent sur la grande salle à manger – la salle principale, la plus grande de toutes – de l’école. Il est quatre heures de l’après-midi et j’entre dans cet immense immeuble moderne entièrement conçu par des architectes finnois qui aiment ce qu’ils voient peu : la lumière. Assis au centre de la grande salle, un petit groupe d’une quinzaine de personnes écoute religieusement ce qui doit être un des profs qui livre un exposé en gesticulant des mains. J’attrape en ma direction le sourire d’une grande blonde et en ces circonstances – manque de sommeil, décalage horaire, appréhension et excitation devant l’inconnu – ça me redonne espoir. Mais ça ne dure pas. J’arrive une semaine après tout le monde (j’avais appliqué trop tard et une place venait de se libérer). Je pense aux couples qui se sont peut-être déjà formés, aux films qui ont déjà été tournés… J’arrive et j’ai déjà du rattrapage à faire.
Après m’avoir balbutié bêtement quelque chose de guttural, je comprends que la dame me conseille de la suivre. Je monte un grand escalier de fer en colimaçon, traverse une passerelle qui surplombe l’immense salle à manger, et nous franchissons la section administrative du bâtiment. La dame me pousse dans un bureau. Étrangement, je ne la reverrai plus jamais.
Je tombe sur un grand Viking dans la soixantaine avancée à la barbe blanche qui jaunit tranquillement autour de sa bouche de fumeur compulsif. Il est assiégé derrière son bureau par une montagne de paperasse dont il est difficile de croire qu’il puisse y comprendre quelque chose. Mais il ne faut pas s’y méprendre. Je vais découvrir que Kjeld Veirup, le grand Principal, est à la fois un artiste et un pédagogue hors pair. Doué en peinture et en musique, il se sait sans génie et l’a accepté depuis longtemps. Son parcours est éclectique et fascinant : formation en pédopsychologie, coproducteur de films allemands et danois (dont le premier long-métrage de Lars Von Trier, qu’il qualifia d’ailleurs de dangereux psychopathe dès la lecture de son scénario), script doctor à Hollywood, fondateur du programme de documentaire de la Danish Radio (la télé publique) et d’une boîte de production de films pornographiques dans les années 80 (Rosebud film). Il possède un ranch au Texas, il a écrit onze livres dont six romans (tous discontinués à jamais), une autobiographie (Le loup solitaire) et quatre ouvrages sur la psychologie infantile et les problèmes d’apprentissage en milieu scolaire.
Il finit par me marmonner quelque chose en me faisant signe de prendre place face à lui. Kjeld Vierup est aussi sourd, il entend ce qu’il veut bien entendre, c’est un atout dont il se sert avec ruse. J’obéis tandis que Kjeld Veirup fait pivoter son grand fauteuil de sorte qu’il me fait maintenant dos. Le vieil homme scrute d’un air inquiet sa grande bibliothèque entremêlée de dossiers et de livres, de bibelots de toutes sortes et d’exotiques bouteilles d’alcool. Il se gratte la barbe, finit par se relever, et sort de son bureau.
Il réapparaît quelques minutes plus tard, l’air visiblement préoccupé et distrait. Il reprend sa place face à moi, s’allume une cigarette qui paraît miniature entre ses pattes d’ours polaire et se met à égaliser la hauteur des piles de papiers sur son bureau en enlevant des pages ici et là.
– Ça fait presque dix jours que la nouvelle année est commencée ici, finit-il par me dire avec ce sourire plein d’ironie, et les distributrices de condoms sont encore bien pleines. Pas un seul condom vendu en plus d’une semaine. C’est incroyable! Je m’inquiète sérieusement à propos de la santé sexuelle de nos membres. J’espère qu’ils baisent! Et j’espère que votre arrivée améliora les choses!
Pour la première fois, Kjeld me regarde.
– Je l’espère aussi.
– Vous trouverez chaussure à votre pied. Soyez sans crainte. Et même que vous plairez énormément à votre belle-mère.
Sur ces paroles étranges, je ne sais pas trop quoi répondre. Ai-je l’air de l’inoffensif parfait petit gendre ? Cette image me déplaît. Je songe à me faire tatouer dès le lendemain.
– Ah, poursuit-il, mais qu’est-ce qu’il vous arrive donc en Amérique du Nord ? Votre puritanisme est une vraie maladie, laissez donc ce pauvre Bill Clinton tranquille… Il a bien le droit de se faire tailler une pipe par qui veut bien le sucer, non ? (nous sommes en 1999, au cœur du scandale Monika Lewinsky).
– Je ne suis pas américain.
– Non, c’est vrai. Vous aviez Trudeau au Canada! Quel homme! Et sa femme, Margaret, sublime…
Kjeld se tait, comme emporté dans ses pensées. Il me donne l’impression d’avoir des souvenirs intimes avec Margaret, mais je n’ose pas le questionner. Il me parle ensuite d’un de ses fils qui a vécu à Montréal. Bien qu’enclin et même doué pour tisser de forts liens affectifs avec les jeunes gens, Kjeld Veirup est un personnage trop imposant, trop préoccupé par ses affaires, au vécu trop riche en rebondissements, en crises, en ruptures, pour avoir été un père aimé de ses propres fils. Les pauvres ont dû avoir souffert de lui et doivent encore lui reprocher tous les défauts du monde et le détester de cette bonne vieille haine toute limpide et sans pitié dont seuls les fils sont capables.
Mon roomate fait son apparition dans le cadre de porte. Il va me conduire à notre chambre, me faire visiter les lieux et sans doute me briefer sur les premiers potins. Un garçon de ma taille aux cheveux bleachés. C’est Lars. Tolérant, discret, allemand, homosexuel et végétalien. Nos coins de chambre offriront un amusant contraste : son ordre à la fois militaire et délicat, mon paresseux bordel sans raffinement, comme si on avait largué une bombe du côté de mes affaires. Il ne s’est jamais plaint. C’est un Saint.
Premier soir : je m’émerveille à l’égard de Siri, une Norvégienne peu souriante rencontrée dans un des salons des résidences. Comme moi, elle aime les films de David Lynch et elle ressemble à un personnage de Twin Peaks. Brune aux yeux bleus, lèvres pulpeuses, elle se tait parfois entre ses phrases et je trouve ça mystérieux… David nous unit le temps de quelques Tuborgs et sous la lumière des bougies d’un lundi soir qui n’a rien de banal. Quelle naïveté quand même! Tous les étudiants en cinéma des vingt dernières années vénèrent David Lynch. Si on me parle aujourd’hui de David Lynch avec idolâtrie, je serre les dents, je tourne les talons, je me frappe la tête contre le mur, et je vais voir ailleurs si j’y suis. Pourtant, je considère Elephant Man et Mulholland Drive comme des chefs-d’œuvre. Mais mon quota David Lynch est dépassé depuis longtemps, et il n’a pas aidé sa cause en se faisant porte-parole de sa secte de guignols qui méditent en position de grenouilles. John Lennon a démasqué le grand gourou de David dans la chanson des Beatles, Sexy Sadie, il y a 47 ans, bon sang! Et il avait raison. Si vous voulez méditer, fixez un point dans votre salon, répétez le « Je vous salue Marie » à l’envers, comptez des moutons qui traversent un champ de mines chinoises entre deux monastères tibétains, mais n’écoutez pas David Lynch et ne payez surtout rien!
Enfin, nous nous sommes embrassés. Je me suis couché sourire aux lèvres, ce soir-là, en me disant que ça commençait plutôt bien.
Je n’ai pas embrassé Siri à nouveau. Et ça a pris du temps avant d’embrasser la prochaine.
Un grand vent de liberté allait souffler sur l’école, c’était la fin des années 90, tout était encore permis. C’était avant ce matin magnifiquement ensoleillé où les avions de malheur ont tout gâché en s’écrasant dans ces tours. Avant que la rhétorique populiste et manichéenne, jouant sur la peur et l’insécurité, finisse par tout contaminer et se rapprocher de nous comme une peste, et entrer pernicieusement dans l’air du temps, dans nos vies intimes et ne pas décoller. Quelques nuances et surtout beaucoup de tolérance se sont envolées en poussières ce jour-là. Et ce n’est pas revenu depuis, au contraire. Même des gens autrefois modérés et ouverts sont devenus subitement plus puritains, plus réactionnaires, plus bêtes sans se croire évidemment filles et fils de Georges W. Bush, mais le mal était fait.
Nous ne formions pas au départ un bassin de 115 jeunes célibataires libres comme l’air et assoiffés de rencontres libidinales, mais ça allait vite le devenir. Nombreux étaient ceux et celles qui avait laissé derrière copains, copines, se promettant le jour du départ de rester fidèle, ou ne se promettant rien du tout, ce qui était plus réaliste. Personne à l’école n’allait être capable de tenir ce genre de promesse. Tous les couples formés au préalable à l’extérieur de l’école allaient fondre comme neige sous un soleil danois. La vingtaine, une année complète retirée de la civilisation à faire des films, les années 90, Les Idiots de Lars Von Trier, Bill Clinton, tout appelait à la trahison et à la débauche et c’était très bien ainsi. J’étais moi-même un drôle de numéro à cette époque, à peine remis d’un première grande blessure amoureuse sur laquelle j’avais pris plaisir à mettre du sel en écoutant les longues lamentations de Radiohead. Je crois que j’étais aussi mal dégrossi de mes années au secondaire passées dans un collège de garçons, je devais avoir la maturité affective d’un ado de 14 ans, et cette cure de libertinage à la scandinave était sans doute ce dont j’avais le plus besoin. Et j’allais en plus pouvoir réaliser des films.
Les écoles de cinéma ont la formidable fonction de décourager bon nombre d’aspirants cinéastes. Déjà qu’il semblerait qu’il y a au Québec plus de réalisateurs que de gens qui vont encore au cinéma, imaginez l’embouteillage si nous devions être plus nombreux. Le Boxing Day dans un Wal-Mart de l’Arkansas. Des 115 étudiants, tout le monde était là au départ pour réaliser des films, mais neuf mois plus tard, nous serions plus qu’une demi-douzaine à vouloir encore être réalisateurs. Les gens bien instruits comprennent parfois quand s’arrêter. Et en faisant des films à la chaîne comme nous le faisions, nous avions droit à une éducation rigoureuse et darwiniste à l’accéléré. Mais la vie n’est pas aussi mathématiquement folle : un confrère de classe danois s’étant cru destiné au montage à la fin du cours réalise maintenant des films et il a du succès. Un autre, espagnol et fils de milliardaire convaincu d’être le nouvel Orson Welles et décidant même de quitter l’école en plein milieu de l’année parce qu’il n’a pas besoin de ça, lui, l’école, n’a pas réalisé un seul film depuis.
Nous voulions tous être réalisateurs au départ et nous voulions tous flirter. La drague est nettement plus démocratique que le monde des arts. La dure réalité viendrait à bout de quelques ambitions, mais jamais de la drague. Et c’était la seconde grande chose qui nous obsédait tous, peut-être la première en vérité, pour le meilleur et pour le pire. Nous entrions dans une grande valse qui allait durer une année complète, où tout le monde, pour employer l’expression populaire, coucherait en quelque sorte avec tout le monde. Mais les Scandinaves, pour partir le bal, ont toujours besoin de beaucoup d’alcool.
Il fallait voir le samedi matin, au lendemain de la fête du vendredi soir, les morts vivants déambuler autour du buffet dans le réfectoire, encore semi-ivres, suintant le fond de tonneau et cachant mal l’odeur de leur porcherie buccale. Là, tout le monde redevenait tranquille, discret, timide, et c’est à peine si on saluait la conquête de la veille. C’était bizarrement comme si rien ne s’était passé. Et le samedi soir, où l’on nous servait toujours du vin gratuit au souper, le bal reprenait de plus belle, avec une ardeur plus décontractée que la veille, mais chassez le naturel et il revient au galop… Les profs faisaient évidemment la fête avec nous, n’en déplaise à ceux qui croient que la distance est nécessaire au respect et à l’enseignement. Qu’ont-ils à craindre ceux-là? Qu’on les démasque et qu’on cesse de les idolâtrer ?
À un moment, Bernardo Bertolucci était venu passer quelques jours à l’école. Les conférences données par de prestigieux noms du cinéma étaient fréquentes. On nous servait d’ailleurs toujours de la meilleure bouffe quand c’était le cas. De grands saumons servis sur des plateaux, des smørrebrød, du hareng mariné, de la bière et du vin! Dans un premier temps, Bernardo paraissait de mauvaise humeur, bourru, pas content d’être là. Le matin suivant, Kjeld a demandé à un groupe d’étudiantes lesquelles parmi elles se prêteraient volontaires pour aller porter le petit déjeuner au lit de Bernardo. Deux d’entre elles ont accepté avec plaisir. Deux heures plus tard, Bernardo sortait de sa chambre tout sourire accompagné des deux danoises tout aussi souriantes. La bonne humeur devait regagner le cinéaste italien pour le reste de son séjour.
Fausse rumeur ? Personne n’avait questionné les deux filles en question, mais on assumait que c’était vrai et on n’en faisait pas grand cas de toute façon. On ne se mêle pas trop dans ce pays de ce que font ensemble des adultes consentants et c’est très bien. On disait aussi que le prof américain en scénarisation se piquait à l’héroïne dans son appartement de fonction.
Social-démocratie oblige, nous devions aussi nous soumettre à des tâches ménagères collectives et obligatoires pour tous. Même les profs devaient s’y plier. Vaisselles, toilettes, mettre la table, laver les planchers… Étrangement, il n’y avait cette année-là aucun étudiant français et j’ai su qu’ils avaient été délibérément exclus des admissions en raison de leurs difficultés à collaborer aux tâches ménagères dans les années précédentes. J’ai moi-même fait honneur à mes cousins français en étant soldat déserteur de la vaisselle et je me souviens d’avoir été pris en chasse par un prof d’histoire du cinéma en colère à travers les corridors des résidences étudiantes.
Faire sa propre lessive était aussi une expérience désagréable et compliquée pour un incompétent volontaire de mon espèce côté lavage de vaisselle et buanderie. J’ai d’autres qualités domestiques, heureusement. La machine à laver était toujours occupée, ça prenait une carte, c’était chiant et cher, et il fallait en plus entrer son nom dans une grille horaire toujours pleine des jours à l’avance. C’était le dernier de mes soucis. J’avais des films à réaliser et des filles à draguer! En rétrospective, je ne crois pas avoir lavé mon linge aussi rarement qu’en cette année-là. À la fin, je me souviens d’avoir questionné une copine espagnole avec qui j’avais une aventure sur mon odeur corporelle. Elle m’avait répondu que je sentais fort, et comme ça ne semblait pas trop la déranger, je n’ai pas cherché à augmenter la fréquence des lessives. Cette histoire me fait un peu honte aujourd’hui, je l’avoue.
Le tournage de mon court métrage le plus ambitieux et le plus personnel a été une expérience à la fois terrifiante et exaltante. Je me souviens d’avoir pensé tout abandonner après une horrible journée où toute mon équipe et tous mes comédiens – tous des étudiants de l’école – m’avait donné l’impression de ne plus croire au film. Je donnais des indications et j’entendais des rires étouffés… On se moquait entre autres du fait que j’évoquais le mot « tableaux » en parlant de certaines scènes. La nuit venue, je me souviens de m’être torturé dans mon lit, je croyais ma carrière de cinéaste terminée, mais aussi ma vie parce que bon, j’avais toujours voulu être cinéaste… Il y avait aussi un début de tension sexuelle – sûrement plus de mon côté – entre l’une des comédiennes et moi, ce qui ne m’aidait pas à me sentir en pleine possession de mes moyens. Je me souviens d’un de nos échanges où elle a échappé, entre deux prises et quelques ricanements, ces mots :
– Sorry, Philippe, if you think I’m behaving like bitch…
– Don’t be sorry. You’ve been behaving like a bitch for the last three days.
Je cachais évidemment ma vulnérabilité du mieux que je pouvais. Le visage de Nønne avait alors perdu toutes ses couleurs, ça l’avait blessée, et ça m’avait redonné un peu de confiance et d’aplomb. Mais ça n’a pas duré. Quelques minutes plus tard, j’étais à nouveau sur le point de craquer et de me jeter par la fenêtre de l’hôpital où nous tournions. J’ai dû remettre à plus tard l’idée de mettre fin à mes jours parce que je devais à ce moment-là jouer un petit rôle dans le film. Un réalisateur a le droit de tout foutre en l’air, c’est son film, mais pas un acteur! J’ai alors enfilé rapidement un sarrau de médecin en tentant de reprendre mes esprits. Le sarrau, et mon petit rôle – où j’ordonnais à tous les personnages du film de déguerpir d’une chambre avec autorité – m’ont comme redonné la prestance et la force nécessaire pour poursuivre le tournage. J’avais surmonté une angoisse effroyable et tout c’est comme replacé magiquement à partir de ce moment-là. Du moins pour moi. J’ai pensé que le tournage s’était terminé dans l’harmonie, bien que la moitié de l’équipe ne m’a plus adressé la parole pour le restant de l’année.
Après ce tournage, et malgré nos bitcheries respectives, je me suis mis dans la tête que j’allais conquérir Nønne. Il y avait cependant un obstacle de taille. Elle s’était fait un nouveau copain à l’école. Contrairement aux autres des mois précédents, c’était semblait-il, sérieux. Une nuit, après avoir dansé avec elle toute une soirée, je suis allé cogner à la porte de sa chambre. Elle était très surprise de me voir là, et moi, naïvement, surpris de voir que son Jules était couché dans son lit. Elle m’a jeté un regard éberlué et confus. Je me suis excusé et je suis reparti.
Le matin, elle est venue s’asseoir avec moi dans le grand réfectoire pour le déjeuner. Elle m’a questionné sur la raison de ma visite impromptue de la veille. J’ai répondu que j’avais eu envie de la voir à nouveau après avoir dansé avec elle. Fin de mon explication. Elle a rougi et nous avons été interrompus par des gens qui sont venus s’asseoir à notre table.
La tension du début est devenue de plus en plus réciproque. Je lui ai fait, quelques jours plus tard, à jeun et en plein après-midi, une déclaration : je l’aimais, je me foutais de tout le reste, des films, du cinéma, des autres filles, c’était elle et rien d’autre. Je ne sais pas si je pensais ce que je disais. Mais ça l’a fortement troublée. Cet endroit exacerbait les caractères et les émotions, et je crois que je me faisais mon propre cinéma. Et elle était parmi toutes les autres la plus susceptible d’embarquer dans ce jeu. Sur ce point, nous nous ressemblions.
Notre cinéma a duré jusqu’au tout dernier soir. Peu à peu, nous passions de plus en plus de temps ensemble au vu et au su du pauvre copain qui maigrissait à vue d’œil. Un jour, il est venu me voir en tremblant. Il bégayait, tentait calmement de me demander ce qui était en train de se passer avec Nønne. Rien. Je l’aime, c’est tout. Je ne peux pas le nier, ni le cacher. Désolé, mon vieux. Ça n’a pas rassuré le garçon. J’étais triste et touché de le voir comme ça, vulnérable, transi, presque à genoux devant moi, mais j’étais aussi envahi d’un puissant sentiment de victoire. Je tremblais à mon tour d’une irrépressible ivresse. Je comprenais ce que l’expression la victoire est amère voulait dire et j’en jouissais.
Pourtant, je n’avais encore rien gagné dans le sens « biblique » du terme. Bien que Jules n’avait pas tort de se faire du souci, Nønne restait fidèle. Nos définitions de la fidélité peuvent parfois être très étranges. Nous passions presque toutes nos soirées ensemble, mais ni elle, ni moi n’osions faire le geste qui nous ferait basculer du côté de la vraie vie et non celui de ce cinéma de plus en plus pitoyable dans lequel nous étions devenus des personnages.
Le dernier acte s’est joué le tout dernier soir de cette année mémorable. Nous avions un grand bal, les jeunes femmes étaient belles, en robes, les jeunes hommes en smoking. Les films de fin d’études ont été projetés. Le mien a été longuement applaudi. Plus que tous les autres, du moins dans ma perception du moment, qui était peut-être biaisée… Les membres de l’équipe qui me ne parlaient plus sont venus me féliciter avec sincérité. Les profs qui m’avaient trouvé insupportable aussi. Kjeld Veirup m’a dit ce soir-là des choses qui m’ont aidé à tenir le coup durant les années difficiles qui m’attendaient à mon retour à Montréal. Toute cette reconnaissance a été un atout qui allait me suivre et me donner confiance pour pallier les frustrations qui allaient se pointer. Mais c’était aussi une arme à double tranchant qui expliquait en partie pourquoi le retour a été aussi pénible : lorsque Gulliver revient à Londres après s’être senti géant sur son île, il se rend vite compte que personne ne répond à ses ordres de géant. Il sombre alors dans une profonde déprime.
Nønne était auprès de moi toute la soirée. La fête avait une atmosphère de fin du monde. À un moment, notre groupe d’amis s’est mis en cercle et à tour de rôle, nous sommes allés chacun au centre pour frencher successivement tout le monde. C’est de cette manière absurde et pathétique que Nønne et moi nous sommes embrassés pour la première fois.
La fête s’est dispersée dans des chambres et dans les salons des résidences. Nønne et moi sommes partis dans la noirceur de la nuit prendre une marche sur les immenses terrains de soccer autour de l’école. Nous nous sommes assis dans l’herbe mouillée. Nous nous sommes serrés dans les bras. Je l’embrassais dans le cou. Nous sommes restés là un bon moment, à nous tenir. Puis nous nous sommes levés. Je lui ai dit que nous devrions dormir ensemble et elle a dit oui.
Ma chambre était occupée par mon roomate en délire éthylique. Sa chambre était trop risquée. Nous sommes retournés à l’intérieur de l’école. Dans toutes les pièces offrant un peu d’intimité, les fauteuils étaient déjà occupés soit par des cadavres confits dans l’alcool ou par des couples de la dernière instance. Nous n’avions nulle part où aller et dehors il faisait très froid.
Puis il y a eu un malentendu, elle a dit quelque chose que j’ai interprété comme si elle abandonnait, comme si elle se résignait à aller dormir seule ou pire, avec Jules. Nous étions ivres, je me suis fâché. Nous sommes repartis chacun de notre côté, triste et déçu.
Le matin, avant de quitter très tôt, je me souviens être allé faire mes adieux à quelques-uns de mes meilleur(e)s ami(e)s. Je pleurais comme un veau. La mort dans l’âme. Je savais que je ne reverrais plus jamais la plupart d’entre eux, la plupart d’entre elles. J’avais raison. J’ignorais aussi que j’allais revenir dix ans plus tard dans cette école pour y enseigner et que j’allais cette fois y tisser des liens d’amitié pour la vie.
Nønne a laissé son copain quelques semaines plus tard, je suis retourné à Montréal et notre correspondance épistolaire et téléphonique s’est tranquillement diluée dans l’océan des rendez-vous manqués et des amours flétris. Ah, amours de jeunesse! Je n’ai pour vous aucune nostalgie.
Kjeld Veirup est mort il y a deux ans. Quand je suis retourné à l’école pour y enseigner, il n’était plus directeur depuis le longtemps. Les finances de l’école étaient en meilleur état, mais l’âme des lumières avait disparu. Le nouveau Principal aimait les règles plus strictes et il parlait de l’industrie cinématographique et de sa dure réalité à des jeunes de vingt ans qui ne demandent qu’à être idéalistes. Si on n’est pas idéaliste à vingt ans, j’ignore bien quand on le sera. C’est sur des idéaux que le sens et la vraie réussite d’une vie se construisent. Les étudiants arrivaient avec une culture cinématographique assez mince, leur film préféré étant Amélie Poulain ou Eternal Spotless machin, il fallait de mon côté les désintoxiquer en plus de tenir tête à un patron et des collègues qui ne voulaient surtout pas que les étudiants fassent des films « personnels ». Ça serait une année palpitante, pleine d’adversité et de bonheur, toujours stimulante en diable. Et le Danemark allait une fois de plus changer ma vie.
19 février 2015