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Cinéastes Invités

École de cinéma II ou comment on a censuré mon premier film

par Philippe Lesage

Photo de Francis Ford Coppola tirée du documentaire Hearts of Darkness

 

Je devais être en train de fouiller sous les coussins d’un vieux sofa familial dont personne ne voulait. Quelques sous me permettraient peut-être de m’offrir un sac de chips ou une Cherry Blossom, triste consolation pour le cinéaste de sous-sol et fauché que j’étais. C’était il y a dix ans. Depuis la fin de mes études au Danemark, j’avais  trimbalé un scénario qui avait eu le temps d’être rejeté par tous les producteurs du Québec. J’avais soif,  j’avais aussi faim, j’étais passionné de cinéma, désespérément passionné, mais avec le recul, je crois que j’étais aussi trop émotif pour obtenir réellement ce que je voulais. Un bref passage en publicité s’était avéré catastrophique. Il fallait rassurer les parents inquiets, avoir une vraie job, mais j’avais tout fait  pour qu’on me mette à la porte, et ça avait fonctionné, replongeant mes parents dans une inquiétude encore plus profonde. Le patron qui m’avait pris sous aile chez Cossette et qui me regardait avec amusement et bienveillance faire la pluie et le beau temps à l’étage de la création m’avait dit : tu auras en  publicité une carrière soit très courte, soit très longue…  Elle a été expéditive. J’étais en colère, sûr de mon talent, un peu arrogant aussi, ne rêvant que de cinéma, incapable de prendre plaisir à ce type de travail que je considérais vide de sens. Quelle aberration que de mettre sa créativité et son talent au service de McDonald’s !  Je le pense encore. Je ne me gênais pas pour dire à mes collègues tout le mal que je pensais de leur métier et quand je proposais des idées, certains disaient que je devais en fumer du bon… Ça ne me les rendait pas plus brillants à mes yeux. Le temps scellé de Tarkovski était mon livre de chevet,  j’absorbais ses écrits comme un intégriste esseulé et célibataire, jamais la pub ne pouvait survivre à ça, j’étais vraiment foutu.

La tête dans le sofa donc. Puis un coup de fil inattendu car ceux que j’attendais ne venaient jamais. Un sympathique réalisateur rencontré par hasard dans un garden party chez ma tante à Saint-Lambert m’avait proposé de réaliser le « making of » de son deuxième long métrage. Voilà qu’on m’annonçait au téléphone que j’avais la semaine suivante un rendez-vous avec un important producteur pour parler du projet. Une porte s’ouvrait enfin ! Je ferais un vrai film de ce making of, un Hearts of the Darkness, quelque chose qui serait meilleur que le film en soi, et je me rapprocherais de ce grand producteur, il prendrait conscience de mon talent, lirait mon scénario et finirions par faire ensemble des tours de décapotable sur la Croisette.

Je rêve toujours de la Croisette, je ne suis pas au-dessus de ça, je l’avoue, même si le fantôme d’Ingmar Bergman n’a de cesse de me rappeler que je ne fais pas des films pour ça, que si c’était le cas, je ne serais qu’un vulgaire imposteur avide de gloire et de reconnaissance. Si c’était le cas, ça ferait aussi longtemps que j’aurais abandonné le métier… Bergman sur son île, il s’en balançait des prix et des festivals, peut-être aussi parce qu’il était devenu un demi-dieu vivant et que les demi-dieux, ça n’a pas besoin de se livrer aux lois du hasard et de la mode des récompenses que se disputent tous les autres mécréants. Lui ne croyait qu’en son art !  Et son théâtre de Stockholm fourmillait déjà assez de renouvelables et talentueuses créatures qu’il n’avait pas besoin de tapis rouge pour rester jeune de cœur. Un demi-dieu n’a qu’à piger dans le sac. Je rêve toujours de la Croisette, mais il n’y plus de décapotable, ni ce producteur à mes côtés.

Le grand producteur et son fidèle acolyte m’ont accueilli tout sourire et je leur ai fait un pitch inspiré : « Ce making of sera un vrai film, sans entrevue, ni narration, ni complaisance du genre ‘j’aime tellement travailler avec un tel’, mais quelque chose de purement de contemplatif, une oeuvre d’observation sur la joie et l’angoisse de faire du cinéma ! »  J’ai dû m’emporter un peu parce que les deux riaient beaucoup pendant mon pitch. Je crois même que le réputé producteur a dit qu’il me trouvait « drôle »… Difficile de savoir s’ils ne me prenaient pas pour un imbécile. Mais bon, à leur défense, j’ai obtenu le boulot et ils avaient accepté mes conditions salariales et exigences matérielles somme toute modestes mais qui me permettraient de tenir le coup six mois et de tourner avec une bonne caméra. Je dépensais peu, je n’avais pas les moyens de dépenser, un ami de Rome m’avait montré comment cuisiner de bonnes pâtes, ça suffisait, et quand je n’avais plus d’argent, j’allais piteusement manger chez mes parents. C’est dur de commencer dans ce métier ! Je détestais tous ceux qui m’avaient prévenu.

En sortant du bureau du producteur, j’ai croisé un réalisateur qui préparait son premier long métrage avec eux. Je ne le connaissais pas personnellement, mais le hasard a fait que je l’ai revu le soir même au Edgar Hyper Taverne, bar qui était populaire au début des années 2000 auprès de tous les gens du cinéma, du théâtre, de la télé et de leurs indispensables satellites. Je ne sais pas si ça existe encore, mais le bar a vite été catalogué de pire repère à douchebags de la planète par  tous ceux et celles qui avaient contribué à sa popularité dans les deux premières années de son existence.

Le réalisateur m’a reconnu et il est venu  me voir :
– Je t’ai vu aujourd’hui chez Méchoui Film (nom fictif) et tu souriais comme un dadais à Bob (nom fictif) et son acolyte, a-t-il dit.
– Tu veux dire à tes boss ? Ceux pour qui tu travailles ?
– Ok, mais ça veut rien dire…  Moi, je me fous de Bob… Toi, tu avais l’air de lui lécher le cul…
– Lui lécher le cul ? Non, j’étais content d’avoir une job, c’est tout.

Je souris beaucoup, en général,  c’est vrai et c’est de famille. Il m’insultait, mais j’étais amusé par ce type encore plus petit que moi. Dieu sait pourquoi. Je croyais que ce n’était que dans les romans de Dostoïevski qu’il y a encore des personnes qui croient qu’on doit être con parce qu’on sourit beaucoup. Vladimir Poutine le pense sans doute encore d’ailleurs. Dostoïevski a même écrit un roman là-dessus, L’idiot. Et  l’idiot dans le livre n’est pas idiot en vérité… Et non !

Le type laissait à peine sous-entendre tout le mépris qu’il avait pour ses patrons et me lançait au visage le mépris qu’il avait aussi pour moi, par association. Peut-être lui avais-je renvoyé l’image déplaisante de sa propre soumission à leur égard et qu’il s’efforçait, dans un bar, d’oublier ça en me prenant de haut, malgré sa petite taille.

Je ne l’ai jamais revu après sa leçon d’indépendance à mon égard. Mais aux dernières nouvelles, il travaille toujours pour Bob.

Le premier jour de tournage arrive enfin. Je débarque sur le plateau – tout sourire – avec mon sac kaki contenant la caméra, des micros, des lentilles. Personne ne m’accueille, ni ne me dit bonjour, je suis laissé à moi-même et ça m’est égal. Je me dis que ça m’aidera à faire un meilleur film, un meilleur doc, m’effacer, me tenir distant, demeurer invisible pour saisir de vrais moments de grâce et de drame pendant la création d’un autre film. J’espère secrètement qu’il y aura quelques catastrophes, des décors inondés, un réalisateur suicidaire, des acteurs qui craquent, des producteurs qui tyrannisent tout le monde, des crises de prima donna parce qu’il n’y a plus de jus de carotte. Je filmerai tout, quoi qu’il arrive, qu’on le veuille ou non. Je suis au combat. Je ne manquerai pas ma chance. Je ferai un grand film ! Dès la première heure – nous tournons dans un restaurant de la petite Italie – les techniciens qui déchargent l’équipement des camions me font sentir que je suis dans leurs pattes. De leurs regards menaçant sur moi je lis : « Toé, tabarnak, t’es pas l’bienvenue icitte. » C’est écrit et même tatoué sur leurs bras musclés et sur leurs dentiers. Ils ont des têtes de repris de justice, pas que la tête, l’attitude aussi, ils ne parlent pas vraiment, ils grommèlent, ils sacrent davantage en deux phrases qu’en trois heures d’observation d’une douzaine d’ouvriers de la construction au centre d’un immense nid de poule, et je crains déjà, à voir comment ils me considèrent, que je serai leur bouc émissaire. Je ne me laisserai pas faire, mais je suis un peu surpris : c’est à ça que ça ressemble des gens du cinéma ? Extérieur/La cour intérieure de la prison de Bordeaux/ Jour : un jeune documentariste commence à filmer les détenus sans leur demander la permission…

J’ai installé sur ma caméra un puissant micro unidirectionnel. J’attrape les conversations de loin. Je filme dès le premier jour sans relâche. Je ne veux rien manquer. Le réalisateur rencontré chez ma tante est nerveux. J’ai de la sympathie pour lui. Anxieux, affable, généreux, enthousiaste, plus proche de son directeur photo que de ses acteurs comme c’est souvent le cas. Personne n’est parfait. J’entends plus tard dans la journée le directeur photo se plaindre du haut de sa grue, mon micro pointé vers lui : « Qu’est-ce qui fait encore là, lui, ce fatigant-là ? » Son assistant acquiesce d’un bon tabarnak bien senti. Ils parlent de moi.

J’ai heureusement une arme extraordinaire pour me défendre : ma caméra. Le cinéma comme écran de protection et comme fusil d’assaut. Toute l’équipe a signé au préalable un « release » stipulant qu’ils acceptent d’être dans le making of. Ce n’est évidemment pas moi qui leur en a fait la demande, tout le monde aurait refusé. Bob et son acolyte ont pris leur précaution et c’est une très bonne chose pour moi et pour mon film. Il m’est arrivé souvent pendant ce long et pénible tournage de pointer ma caméra en direction des «techs » qui avait tenté de m’intimider. Je ne les lâchais plus… Il fallait voir alors leurs visages de durs à cuire se rabougrir. Les producteurs me laissaient libre de filmer ce que je voulais et ce ne sont jamais eux qui pendant le tournage ont tenté de me censurer. Mais les techs, si. Ce à quoi je leur répondais : « je filme qui je veux, quand je veux. » Ils ne répondaient jamais à ça, craignant que je sois peut-être le jeune neveu du producteur ou quelque chose du genre. Je laissais évidemment planer le mystère sur la nature de mes liens avec les patrons, même s’il n’y en avait aucun. Ça n’empêchait pas les techs de se confier à moi par moment, avec un accès de sincérité et d’éloquence : « Je m’en côlisse de cet ostie de film là… » Et ce n’est pas du making of qu’ils parlaient ainsi, ce qui aurait été plus compréhensible, on s’entend.

Il fallait aussi voir tout ce beau monde – techs, maquilleuses, coiffeurs, assistants machin –  se coucher devant les acteurs et les actrices qui sont toujours traités avec plus de complaisance que le réalisateur lui-même, et ce, probablement sur tous les plateaux de films du monde. Ce n’est pas toujours leur rendre service à long terme que de rire de leurs blagues pas drôles et de les écouter religieusement parler de leur rénovation du chalet pendant les longues heures d’attente…

J’aime bien, malgré tout, les deux acteurs principaux qui jouent des frères trentenaires dans le film. Partant d’un principe que j’ai appliqué dans tous mes films qui suivront ce making of, je ne filme que les gens pour qui j’ai de la sympathie. L’idée du film se précise : je vais suivre ces deux acteurs et le réalisateur. Montrer leurs angoisses et leurs aspirations face à leur métier. L’un des acteurs, Gérard (nom fictif) est un clown charmant, un clown un peu triste, tragique, il est allumé, cultivé, centré sur lui, sensible, talentueux. L’autre est de nature nerveuse et mystérieuse, c’est un petit garçon inquiet dans un grand corps d’homme. C’est un intuitif et il aimerait devenir big as Brad Pitt.

Ça se passe plutôt bien avec eux. Je les suis caméra au poing, ils apprécient, ce qui n’est pas surprenant, ce sont des acteurs. À mon grand étonnement, c’est à la scripte qu’ils demandent des conseils de jeu : suis-je trop comme ci, trop comme ça…? Elle donne ses indications. Soit que le réalisateur ne s’en rend pas compte, soit que ça ne le dérange pas. Avoir été à sa place, j’aurais étranglé la scripte.

Peu à peu, au fil du tournage, je prends ma place et les techs me laissent tranquille. Le directeur photo finit par me respecter et trouve que j’ai une tête de jeune Jean-Louis Trintignant. Je filme les gens tels qu’ils sont, pas trop le choix. Le grand producteur fait parfois sa job de bras, on doit couper des scènes, le budget rétrécit, le réalisateur s’inquiète… Je filme tout ça. Le tournage est tendu, ce n’est pas harmonieux et on finit même par virer les techs les plus désagréables, à la demande du producteur. Je me réjouis de sa décision et je n’ai évidemment rien à voir avec celle-ci. Le producteur est très présent sur le plateau, ça aussi ça me taperait sur les nerfs, mais le réalisateur ne s’en formalise pas. Bob me fait une drôle d’impression : présence autoritaire, parfois bienveillante, parfois cassante, trônant toujours au peu au-dessus du plateau et de la mêlée. Il incarne l’image d’un cinéma de producteurs, mais on n’est pas à Hollywood, c’est un film d’auteur et ce n’est pas son propre fric qu’il a investi dans le film !

Puis la catastrophe secrètement espérée finit par arriver. Il faut faire attention à ce que l’on souhaite… Gérard arrive un matin sur le plateau avec une tête pas possible. Brad Pitt (nom fictif), intuitif qu’il est, s’en inquiète tout de suite. J’ignore tout de la réputation de Gérard qui avait déjà fait le tour du milieu trois cents fois, mais on dirait qu’il a festoyé pendant tout le weekend et sans dormir avec le Robert Downey Jr. de la même époque. J’ai un film à faire et je filme Gérard. Blême, verdâtre, absent, Gérard enfile son costume et arrive sur le plateau. Il tente de dire ses répliques, mais une voix d’extraterrestre sort de sa bouche, un peu comme s’il venait tout juste d’inhaler de l’hélium. Le réalisateur est abasourdi : « Gérard ! Qu’est-ce qui t’arrive, man ? T’as une voix de clown ! » Le pauvre Gérard ne répond pas à ça. On tourne une autre prise. C’est pire. Il ne parvient plus à parler. Je l’entends imperceptiblement dans mes écouteurs se dire à lui-même : « ché pas ce qui m’arrive, j’ai comme la bouche gelée… » On coupe. Le plateau devient très silencieux, le réalisateur comprend ce qui est en train de se passer, il connaît son Gérard, il a rechuté. De longues minutes passent sans que plus rien ne se passe. Une étrange confusion s’installe. Le réalisateur, découragé – il risque de perdre une journée de tournage – finit par s’entretenir avec son comédien à l’abri de l’équipe et de ma caméra. Puis l’ambulance finit par arriver et Gérard est envoyé à l’hôpital. On prépare déjà une version officielle : il a eu une allergie.

Le reste du tournage se passe sans histoire et plutôt bien, c’est le printemps, les tensions s’estompent,  et plus ça va, plus j’ai la conviction que je tiens un film. Je filme le retour triomphal de Gérard, souriant, serein, comme ressuscité des morts. Je dois admettre qu’il  est venu me voir en catimini pour me dire : « J’espère que tu ne mettras pas mon allergie dans ton film… » Je l’ai rassuré, en pensant tout de même que je ne censurerai rien et que si le film allait être meilleur avec cette histoire, elle y serait.

Brad Pitt avait été généreux de son temps et de sa présence avec moi pendant tout le tournage. Guidé par son intuition, il m’a présenté au monteur Mathieu Bouchard-Malo qui allait devenir un collaborateur comme l’on n’en rencontre qu’une ou deux fois dans une vie. Nous sommes plusieurs à nous l’arracher dans le cinéma québécois en ce moment. Mais c’est plus mon monteur que le vôtre ! Gna gna. Nous avons monté le film dans le plaisir. Après de nombreuses semaines, le réalisateur a vu un montage qu’on était prêt à défendre. Il a adoré. Tout y était : les inquiétudes névrotiques de Brad Pitt, mais aussi sa solitude, son talent, sa concentration ; le travail sous tension du réalisateur qui se bat contre une machine trop lourde et écrasante ; un producteur tentaculaire, à la fois craint et admiré par plusieurs, contrôlant, qui aime le pouvoir et  faire sentir qu’il tient les cordons de la bourse ; l’humour et la présence attachante de cet écorché vif de Gérard et aussi, parce qu’il le fallait bien, sa fameuse « allergie », son départ en ambulance, cette journée noire parmi les autres plus grises, mais difficiles, marquées par les petites joies, mais surtout par l’angoisse de faire du cinéma. L’épisode demeure anecdotique dans le film, et ne contredit pas la version officielle.

La légende dit que Bob aurait lancé son lecteur VHS contre le mur de son appartement parisien après avoir terminé mon film. Il aurait aussi déroulé toute la cassette et il m’aurait fait avaler la bande magnétique si j’avais été en présence.

Il était furieux et la raison était éclatante comme une  belle journée de printemps au milieu de l’hiver. L’histoire de Gérard, qu’elle soit dans le film ou pas là, il s’en contrefichait. Le réalisateur lui, savourait ce moment avec délice, non sans relents de douce vengeance (ses cheveux avaient grisonné après cet épisode). Bob n’était pas content parce qu’il ne s’aimait pas dans le film et c’était évidemment de ma faute. Pour lui, j’avais été de mauvaise foi, alors que je n’avais fait que placer un miroir devant lui. On peut rendre bien des gens fous en ne plaçant qu’un miroir devant eux. Le cinéma comme miroir : voilà à quoi ressemblent ta voix, ta gueule, tes mouvements, tes mimiques, ton attitude envers les autres… Il y a évidemment de la malice dans le film, de l’humour caustique, des scènes amusantes où, par exemple, il est question de couper des scènes et que les producteurs se marrent tandis le réalisateur les boude. Rien de bien  méchant et je ne crois pas que ça soit ça qui ait heurté l’orgueil de Bob. Il a été heurté selon moi parce qu’il a vu à quoi il ressemblait vraiment, et ça ne correspondait pas avec l’image qu’il souhaitait projeter de lui-même.

Ma position était claire : je ne couperai pas une seconde du film. J’irai par contre au front. Avec le temps, Bob avait fini par mettre un peu d’eau dans son vin. Il acceptait de me rencontrer pour discuter du film. Nous l’avons même écouté ensemble et je sentais qu’il avalait plus facilement et à petites gorgées cette aigre tasse de vinaigre que je lui avais servie un peu malgré moi. Il disait même que j’avais du talent. Je gagnais ma cause. Il était après tout simplement question d’un supplément pour le DVD à venir… Come on, Bob !

Puis, plus de nouvelles pendant des semaines. Jusqu’au jour où j’ai eu le malheur de croiser Gérard. Inquiet, il m’a tout de suite questionné sur la scène de l’allergie: était-elle présente dans le film, oui ou non, la rumeur disait que oui… J’ai balbutié, je me suis senti coincé et c’est à ce moment-là que j’ai signé le véritable arrêt de mort de mon film (en vérité, je crois qu’il était déjà mort) : « Eh… On  comprend que tu as une allergie à un moment, mais c’est tout et ça dure juste deux minutes dans le film… T’as pas à t’inquiéter… »

Il n’en fallait pas plus pour que Gérard appelle Bob le lendemain et que Bob trouve enfin la justification qui lui manquait: «  Fais-toi en pas, Gérard, ce film-là ne sortira jamais ! Promis ! »

Les brigades de Bob m’ont écrit pour réclamer les cassettes du tournage. Comme je ne répondais pas, il a fini par m’écrire. Il voulait tout récupérer et tout faire remonter par un jeune pantin de cinéaste prêt à tout pour gravir les échelons, quitte à détruire le film d’un autre. Mais je ne voulais pas céder. Je garderais les cassettes avec moi. Le ton de Bob s’est envenimé. J’ai consulté un avocat, je n’avais selon lui pas de recours légal, rien pour me protéger. J’ai changé d’avocat depuis. Bob m’a menacé de poursuite. Acculé au mur, je ne demandais plus qu’une seule chose : pouvoir tout de même soumettre mon film dans les festivals. Le directeur de la programmation des RIDM le voulait déjà. Bob ne voulait que ses cassettes. Après de nombreux jours,  je n’avais plus de choix, je suis allé les lui porter en mains propres. Il m’a dit  qu’une seule chose: « on ne fait pas de chantage avec moi. »

J’ai détesté cet homme comme jamais je n’avais cru possible de détester quelqu’un dans ma vie. J’avais travaillé un an sur ce film dont j’étais fier. Un banal making of était devenu pour moi une oeuvre à part entière, plus encore, mon premier film. Je m’étais investi corps et âme, j’avais même composé la trame sonore. Je me consolais en me disant que j’avais tout de même tenu tête à l’un des plus importants producteurs du Québec et que c’était presque flatteur que l’on censure mon premier film. On se console comme on peut, et c’est tant mieux. Cette expérience traumatisante a fait en sorte  que j’ai produit tous mes films jusqu’à ce jour, incluant mes deux premiers longs métrages de fiction à venir prochainement. Personne ne me dira plus comment faire un film et n’aura le pouvoir de me censurer. J’ai cherché aussi à réduire les équipes au minimum, à rencontrer tous les artisans et tous les techniciens avant l’embauche, ce qui n’est pas commun. Je m’entoure de collaborateurs et non de ces techs qui se fichent éperdument du film sur lesquels ils travaillent. Je ne vois la vraie création possible que lorsqu’elle se construit sur des bases de partage, de respect et de confiance mutuelle, jamais sur les bases des égos mis de l’avant et des dynamiques de pouvoir abusives.

Je suis retourné dans ma boîte à chaussure d’appartement. Convaincu de mon amour du cinéma et déterminé à poursuivre quoi qu’il arrive. Mais avant de tourner le prochain film, je devais encore parfois fouiller sous les coussins du sofa.


6 février 2015