Jennifer Alleyn – Blogue n°1
par Jennifer Alleyn
Il y a longtemps que je n’ai pas écrit comme ça.
Disons, en dehors d’un cadre scénaristique, d’un projet.
Je le faisais beaucoup avant. Quand j’étais journaliste. J’écrivais des papiers d’un jour.
J’aimais ça. Raconter une histoire. Un incident. Un micro-drame. Je les écrivais d’un peu partout. De Montréal, de Moscou. C’était comme des petits films écrits. [1]
Mais les années ont passé, je suis un peu rouillée.
Pourtant, j’écris beaucoup. Tout le temps. Un carnet dans mon sac. Un autre près de mon lit. Il y en a dans chaque pièce. Un pour les idées éparses. Un pour les choses imprécises. Un pour les images.
Comme une enfant, le filet à papillons dans les airs, j’agrippe ce qui passe. Je note frénétiquement, ce qui me traverse. Je ne veux pas en échapper. Au cas où.
On ne sait jamais, si l’une de ces pensées fugaces abritait la nouvelle aventure… le prochain film?
C’est mystérieux l’inspiration.
Jean-Luc Godard arpente sa bibliothèque. C’est là qu’il trouve les étincelles, qu’il glane les mots-feux d’artifices : citations, bibelots, tout est matière. Et son esprit de grand malaxeur, fait le reste. Le montage, l’assemblage.
C’est une bonne façon d’écrire. Se laisser happer par les mots d’un autre.
Je vais prendre le premier livre au hasard de ma bibliothèque, et démarrer avec la première phrase.
Je tire, ô miracle, Marguerite Duras. Son livre Outside.
« Quelques fois, j’écrivais des articles pour les journaux. De temps en temps, j’écrivais pour le dehors, quand le dehors me submergeait, quand il y avait des choses qui me rendaient folle, outside, dans la rue – ou que je n’avais rien de mieux à faire. Ça arrivait. »
Elle ajoute : « Il n’y a pas de journalisme sans morale. Tout journaliste est un moraliste. C’est absolument inévitable. Un journaliste, c’est quelqu’un qui regarde le monde, son fonctionnement, qui le surveille de très près chaque jour, qui le donne à voir, qui donne à revoir le monde, l’évènement. Et il ne peut pas à la fois faire ce travail et ne pas juger ce qu’il voit. C’est impossible. Autrement, dit, l’information objective est un leurre total. C’est un mensonge. Il n’y a pas de journalisme objectif. Je me suis débarrassée de beaucoup de préjugés dont celui-là, qui est à mon avis le principal. De croire à l’objectivité possible de la relation à un évènement. »
(Outside, 1980)
Tout journaliste, un moraliste …?
Qu’en est-il du cinéaste?
Dès lors qu’il invente, qu’il échappe ouvertement au dictat du réel, est-il dédouané de toute posture morale?
Je m’évertue à ne pas en injecter dans mes films.
Je préfère tendre un fait et laisser aux autres le soin de juger.
Mon plaisir se trouve ailleurs, dans la manière de le relater. Avec un certain rythme. Dans cette appréhension quasi musicale du monde. Cette sensibilité au chant des formes, au pas de danse de la langue, à la cadence de la lumière. Je cherche à saisir la musique du dehors, ce dehors qui m’impressionne, au fil des jours et du quotidien.
Avec les premiers rayons du soleil, sortent les oiseaux printaniers.
Je tends l’oreille. Et je pose le crayon pour sortir sur le balcon.
Indescriptible bonheur de ce son qui transforme l’urbanité en champ de blé.
Puis tout à coup, je l’aperçois. Planté comme le bourgeon nouveau, au coin de la rue, son tube à la bouche et son sac rempli d’air. Je le vois qui pousse le premier son strident de sa… cornemuse.
Celui que j’appréhende tous les matins, est revenu. Avec son air connu qu’il déforme, et d’un seul souffle, d’une tessiture si aiguë qu’elle me crispe jusqu’aux os, il fait geindre son instrument.
Le voilà donc.
Ce fameux Outside.
Ce dehors qui submerge. Qui envahit le dedans.
Mon fils, qui ne supporte pas plus que moi l’instrument, me dit toutefois, que l’on ne peut pas l’empêcher de vivre. La rue est à tout le monde.
Il a raison.
De quel droit?
Mais le bruit est une nuisance. La police le reconnait puisqu’ils viennent volontiers lui dire qu’une plainte a été déposée et qu’il doit cesser de jouer.
Les passants le trouvent pittoresque avec sa longue chevelure rousse et son air de prince échappé d’une autre planète, mais les résidents du quartier, ceux qui comme moi, travaillent de chez eux et qui, dès les premières chaleurs, savent que printemps veut dire retour du gémissement. …
Je suis sidérée par la tolérance des gens.
La police répond dit qu’il faudra rappeler chaque fois. Et qu’ils reviendront, chaque fois.
Le silence revenu, je me calme.
Je reprends mon clavier et poursuis l’écriture.
Mon fils a-t-il un sens moral plus affiné et moins égocentrique que moi?
Génération future = moins d’acquis = plus d’ouverture…?
Progrès ??
Il est retourné dans sa chambre, ses écouteurs sur les oreilles.
Je pense alors à mon film Impetus, qui accueillait ces bruits du dehors ; leur accordant une place de choix dans la musique de la vie. Film que j’ai fait avec pour seul principe, de donner préséance à l’inattendu sur le planifié, afin de faire triompher la spontanéité, dans l’espoir de donner au film, une partition qui ressemble à la vie elle-même.
Je tire un autre livre de la bibliothèque. Fernando Pessoa.
« Faire de la chute, un pas de danse,
faire de la peur, un escalier,
du rêve, un pont
de la recherche, une rencontre… »
Le poète est-il moraliste?
Je vais cogiter là-dessus.
[1] Lire quelques articles ici: https://www.jenniferalleyn.com/ecrits
9 mai 2019