Jennifer Alleyn – Blogue n°2
par Jennifer Alleyn
Mémoire… où es tu?
Image d’en-tête: la maison d’Agnès Varda, 29 mars 2019
Quand la Cinémathèque Québécoise a présenté la Rétrospective Salut Varda[1] en 2005, le film Daguerréotypes est réapparu.
« Daguerréotypes n’est pas un film sur la rue Daguerre, pittoresque rue du 14ème arrondissement, c’est un film sur un petit morceau de cette rue, entre le numéro 70 et le numéro 90, c’est un document modeste et local sur quelques petits commerçants, un regard attentif sur la majorité silencieuse. C’est un album de quartier, ce sont des portraits stéréo-daguerréotypés, ce sont des archives pour les archéo-sociologues de l’an 2975. »
-Agnès Varda
Daguerréotypes a été tourné à Paris, en 1974, dans les commerces de la rue Daguerre à Paris, où vivait Varda, depuis 1951. Une suite charmante de portraits humains qui révélait les visages derrière les vitrines.
Daguerréotypes, 1974
Je suis née à quelques pas de la rue Daguerre, dans la petite rue Liancourt, tout à côté. Ma mère m’y promenait en poussette, pour faire ses courses, et fréquentait par conséquent tous les commerces filmés par la grand-mère de la Nouvelle Vague, notre voisine.
Mes parents ne l’ont jamais rencontrée. Ma mère a toutefois suivi la carrière de la cinéaste, vu la plupart de ses films quand ils sortaient dans l’un des cinémas du quartier. Mais c’est seulement par hasard, s’ils ont croisé leur chemin dans la célèbre rue marchande.
J’ai donc décidé, en 2005, d’amener ma mère, alors âgée de 67 ans, revoir le film. Curieuse de voir si elle se souviendrait de ces visages, ramenés à la vie par l’écran. Du bougnat (vendeur de charbon), du cordonnier, de la boulangère à de la coupeuse de tissus…
Assise dans la salle obscure, les yeux rivés sur l’écran et les images 16 mm…, je cherchais, comme elle, au fond de ma mémoire.
J’attendais le déclic, l’étincelle.
Combien de fois avions-nous, elle et moi, arpenté cette rue, moi dans mon landau, elle les bras chargés de paquets?
Il est certain que bébé, j’avais entendu la voix de ce marchand de légumes. Les cris de ce vendeur de journaux. C’est la première musique humaine qui entra dans mes oreilles.
Il devait bien en rester quelque chose?
Pourtant, devant l’écran, elle, comme moi, sommes sans repère. Étrangères face à ces yeux, ces rires. Loin d’être familiers, ils sont parfaitement anonymes, inconnus.
Où donc ces regards ont-il trouvé refuge? Dans quel recoin obscur de nos cerveaux ont-ils échoué?
Cette dame aux cheveux gris et fins, qui, plantée dans son magasin, ajuste son tablier pour la caméra de Varda. Ma mère m’a peut être posée sur ce comptoir pour chercher de la monnaie dans son sac? Cette dame a peut-être passé un commentaire sur ma petite robe à pois, comme l’infirmière de la maison de naissance en Suisse, voyant la fumée de cigare emplir la chambre de la clinique, sous le rire hilare de mon grand père, trop heureux de ma naissance. « Donnez-lui une chance à cette petite, elle n’a qu’un jour! » Lance-t-elle, en ouvrant la fenêtre de la chambre. Et quand ma mère lui dit que nous rentrons le jour même de Suisse en France, l’infirmière ajoute : « elle fera une grande voyageuse! »
Cette scène, que je tiens pour vraie comme si je pouvais la revoir, je ne peux vraisemblablement l’avoir gardé en souvenir, je n’avais que quelques heures de vie. Mais je la raconte comme on me l’a transmise, et elle fait partie des scènes que je porte et qui s’entassent dans le bagage de mon identité.
Toutes ces images et ces sons, perçus entre zéro et deux ans, entrés par mon regard et décortiqués par mon système émotif avant de repartir dans le vaste brouillard de l’existence, ont-ils laissé une trace ?
M’ont-ils prédisposée à me sentir chez moi lorsque je retourne en France?
Ont-ils ouvert des écoutilles spéciales, qui me font tendre l’oreille différemment quand j’entends un accent étranger? Comme si j’étais d’office concernée par le récit? Attentive comme s’il s’agissait d’un proche parent?
Je suis ressortie du cinéma, un peu déçue. Le film a filé et je n’ai pas revu les premiers moments de ma vie. Je pensais qu’il réussirait à en extraire de ma mémoire pour les faire revenir à la surface. Et pourtant. Rien. Aucun flashback.
Pour le bébé que j’étais alors, comme pour la dame âgée que ma mère est devenue, ces images envolées flottent dans un cosmos lointain.
L’amnésie a avalé les promenades parisiennes et la vie vécue à partir de mes trois ans, au Québec, a effacé en moi toute mémoire de nourrisson français.
Malgré cela, j’ai pris mon courage à deux mains, lors de la dernière séance de la rétrospective pour aller dire à la cinéaste, que son œuvre, si magique et inventive, avait beaucoup nourri mon désir de cinéma. Qu’elle était un modèle, une inspiration immense.
Un photographe voulant saisir ce moment où elle rencontrait les gens, s’est approché. Varda s’est tournée vers moi et m’a glissé à l’oreille : « On voit la bretelle de votre soutien-gorge, ça fait vulgaire, cachez là. » Mais la photo était déjà prise…
Agnès Varda et Jennifer Alleyn, 2005
Depuis cette malencontreuse faute de goût, il n’est pas un matin, en m’habillant, où je n’ai pas une pensée furtive pour Agnès Varda!
Heureusement, ce n’est pas cette remarque qui m’habite quand je pense à elle. C’est toute son oeuvre. Sa jeunesse éternelle. Sa capacité d’étonnement…
La maison d’Agnès Varda, rue Daguerre, Paris.
Le jour de son décès, voyant les fleurs déposées devant sa jolie maison rose, j’ai pensé.
On visite à Moscou, le petit appartement de Dostoievski, dans le 3ème , la maison de Victor Hugo, à Prague, la maison de Kafka …
Je vote pour la Maison Varda.
Avec projections de ses films à l’année dans une salle, exposition tournante de ses photographies dans une autre; une pièce où l’on pourrait voir ses installations de « visual artist » et une salle pour lui écrire un mot, en prenant un café.
Agnès Varda, chez elle.
Et désolée pour les allergiques, ajoutons quelques chats…pour nous rappeler que c’est possible d’avoir neuf vies même si la mémoire ne retient pas toutes les images et les sons qui nous traversent. Et que ce n’est pas grave parce qu’il y a les films. Pour retenir. Fixer les visages d’une époque; montrer à ceux qui viendront après, de quoi avaient l’air les petits commerces de Paris après la Guerre.
Archéologue de l’intime, avec ses traces de visages, de villages, de plages, de coquillages et sa coquine obstination à débusquer les rivages, à souligner les clivages, à rapprocher les âges, pour nous offrir ces petits recoins de l’existence, qui ramènent jusqu’à nous, l’âme des jours évanouis et la merveilleuse épaisseur de la vie.
À bientôt Agnès Varda.
Et merci pour tout.
Ps
Et je constate que l’importance du soutien-gorge dans ma vie remonte à beaucoup plus loin…
Jennifer Alleyn et sa mère, 1971 Photo: Edmund Alleyn
[1] Rétrospective Salut Varda, 14 septembre – 29 octobre 2005, Cinémathèque Québécoise
18 mai 2019