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Cinéastes Invités

Kalina Bertin – blogue n°2

par Kalina Bertin

L’étape du développement d’un film est particulièrement vulnérable pour ma part. Lorsque je débute un projet il m’arrive d’affronter une vague d’anxiété reliée à ma peur de l’échec. Une espèce de névrose, lourde à porter. Un obstacle d’une absurdité frustrante. Je me plonge finalement tellement profondément dans le travail que je m’oublie, et c’est à ce moment là, enfin, que ce bruit mental se dissipe.

Je suis en train de m’affranchir graduellement de cette barrière, de cette anxiété initiale. Mais je me questionne encore sur la nature de ce ressenti. Du pourquoi de son existence. Est-ce parce que je crains de ne pas être capable de matérialiser l’exactitude de ma vision?

Ou parce ce que j’ai cette mauvaise tendance à définir la valeur de qui je suis en fonction de mes réussites professionnelles – ce qui vient exercer une pression supplémentaire sur l’importance de réussir? Au fond de moi-même, je suis convaincue que mon droit d’exister est attaché à ma capacité à être productive d’une façon significative.

Cette anxiété autour de l’échec est peut-être aussi une forme de séquelle que je garde de ce déracinement draconien subi en plein milieu de mon enfance, jusque-là passée à vivre en marge de la société.


À Montserrat, île très peu développée des Caraïbes où j’ai passé la première moitié de mon enfance

Les scènes de notre enfance à Montserrat : la plage de sable noir où je passais mes matinées avec mon frère François et ma sœur Félicia.

Les scènes de notre enfance à Montserrat : l’entrée de la jungle à côté de la maison, où nous partions en expédition, habituellement sans nos parents.

Les scènes de notre enfance à Montserrat : avec mon compagnon Alexander, la chèvre.  

Les scènes de notre enfance à Montserrat : ici avec mon frère François et ma sœur Félicia. Exploration des ruisseaux d’eau thermale en provenance du volcan.

Le choc de devoir soudainement se conformer à de nouveaux codes qui nous sont inconnus, intégrer une société où « je » deviens « l’autre ». Confronté à notre ignorance, notre petitesse, notre fragilité, on se sent démuni et mal équipé.  Le « je » doit subir une forme de transformation pour survivre. Peut-être que mon complexe d’infériorité vient de là. Mon sentiment d’être inadéquate. La capacité de « réussir », ce terme sur les lèvres de tous mes profs à l’école d’accueil où j’apprenais le français, me semblait impossible, inatteignable dans le cadre d’une société que je ne comprenais pas. J’ai dû apprendre à m’adapter et le cinéma est devenu pour moi un guide de survie, dans lequel j’apprenais (pour le meilleur et pour le pire) les codes sociaux. Le cinéma était également un refuge où je pouvais m’identifier à des personnages marginaux – le cinéma adore ça, les mésadaptés sociaux).

Bref, j’ai eu envie de m’entretenir avec d’autres cinéastes pour discuter de leur vision de l’échec et de la réussite. Sophie Bédard Marcotte, réalisatrice de Claire l’hiver et L.A Tea Time a gentiment accepté mon invitation :

Dans un contexte social où nos succès sont mis de l’avant et constamment valorisés sur les médias sociaux, on a tendance à oublier que les échecs et les obstacles font partie de la vie et – pour ce qui nous concerne spécifiquement en cinéma – du cheminement de la création. J’ose dire même que l’échec est un tabou dans notre milieu. De ce fait, la peur de ne pas « réussir » peut venir exercer une pression qui devient une entrave à la création. Pourtant, il n’y a pas de ligne droite vers le « succès ». Les échecs peuvent d’ailleurs mener vers des situations de réussite. Je crois qu’il y a un travail à faire pour nuancer ce qu’on projette à travers les médias sociaux, pour normaliser l’erreur et la complexité de nos cheminements. Pourrais-tu me parler de ce que représente l’échec pour toi?

C’est fou en effet que l’échec soit un tabou comme tu dis, ou du moins qu’on tente de le cacher dans notre représentation de nous-mêmes sur les réseaux sociaux, parce que je crois qu’on échoue toujours quelque part, constamment. Surtout quand on se compare avec les modèles de réussite impossibles qu’on se donne. Il y a différents types d’échecs, sans doute. Les échecs personnels, familiaux, relationnels, professionnels, sociaux, politiques, etc. Mais intéressons-nous seulement à l’échec professionnel, pour éviter de se perdre. Et peut-être faudrait-il d’abord définir le succès professionnel, comme on l’entend généralement : faire de l’argent (idéalement beaucoup), aimer son travail, être le meilleur à son travail, ne jamais décevoir les gens par notre travail, toujours se dépasser, se renouveler. Je pense que l’échec est tout ce qui n’est pas énuméré ici. C’est sans doute pourquoi j’ai l’impression qu’on échoue sans cesse. À partir du moment où on accepte qu’on échoue toujours un peu, j’imagine qu’on vit mieux. Je ne peux pas dire que j’en suis là, personnellement… Je ne sais pas toi, mais moi je me trouve incroyablement chanceuse d’évoluer dans un milieu qui permet de développer son unicité, et non pas nécessairement de toujours arriver le premier. Si je faisais un travail plus normal, je pense que le souci de performance, que je n’aime pas mais auquel je n’échappe pas du tout, me rendrait complètement folle. Je voudrais être la meilleure. Mais en cinéma, on ne peut jamais être le meilleur. Alors tout va bien! J’accepte un peu mieux de ne pas faire d’argent, de ne pas toujours être la meilleure à mon travail, de décevoir les gens par mon travail (ça c’est un mensonge honnêtement, je pense que je ne m’y ferai jamais), de ne pas toujours me renouveler, etc. Parce que ce sont des notions capitalistes, et que l’art et la logique capitaliste, pour moi, ne fonctionnent pas ensemble. Ouh là les gros mots! Mais tu comprends, j’imagine? 

Pourrais-tu me parler d’une situation, dans le cadre de ton expérience en cinéma, où une erreur ou un échec s’est transformé en quelque chose de positif, est devenu le vecteur ou le moteur de quelque chose de positif? 

L’idée de l’échec est au centre de toutes mes idées, en fait! Comme je nous trouve complètement fous dans notre conception de la réussite, mettre en scène des gens qui essayent toutes sortes de choses, mais qui échouent, devient extrêmement satisfaisant. Mais bon, plus concrètement, mon impression d’erreur généralisée après mes études en cinéma m’a permis de tourner ma première fiction (Claire l’hiver). Encore plus concrètement, mon incapacité à filmer le signe “Hollywood” comme du monde à Los Angeles a donné ma shot préférée dans L.A. Tea Time.

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L.A. Tea Time

As-tu l’impression d’avoir moins le droit à l’erreur ou l’échec en étant une femme?

Oooh quelle belle grosse question. Je viens d’écrire et d’effacer quatre fois ce paragraphe. C’est compliqué, et je ne suis pas certaine. La relation des hommes avec l’échec semble pas mal compliquée également. Moi j’ai toujours eu l’impression de pouvoir jouer avec ma peur de l’échec, mais chez les hommes (juste pour généraliser au maximum, parce que je sais que c’est plus compliqué que ça), il y a une sorte d’orgueil qui semble si lourd à porter! Après, il y a toutes les questions vraiment plus concrètes comme “ai-je moins de chance de recevoir du financement en tant que femme après avoir tourné un mauvais film par accident parce que les erreurs font partie du processus créatif”, et ça, honnêtement, je ne sais pas.

Pour toi, dans le cadre de ton approche cinématographique, quelle est la définition de la réussite? 

En général, la réussite serait de faire mieux financer mes projets pour payer convenablement les gens et continuer à développer ce qui m’intéresse (qui d’ailleurs a beaucoup à voir avec tes questions!). Ce serait aussi de continuer d’affiner mon propos, en évitant un million de pièges. De ne pas trop me laisser distraire par ce que les gens pensent aussi, ça c’est pas toujours facile. Mais en fait, finir d’écrire le film que j’ai en tête en ce moment, ce serait une pas pire réussite pour commencer, quand j’y pense.

L.A. Tea Time

 

 

 

 


22 octobre 2019