Kalina Bertin – blogue n°3
par Kalina Bertin
Je continue ma réflexion sur le succès, l’échec et le processus de création en cinéma, cette fois-ci en rencontrant Chloé Leriche, réalisatrice du très beau film Avant les rues, première œuvre cinématographique en langue Atikamekw.
Si vous êtes amies/amis Facebook de Chloé, vous savez à quel point ses publications ressortent du lot d’autopromo auxquels nous sommes habitués. Audacieuse, vulnérable, elle n’en a rien à cirer de ce qu’on peut en penser – et on s’en réjouit. Ses cris du cœur me rejoignent.
Un grand merci à Chloé d’avoir pris le temps de répondre à mes questions avec autant de générosité.
Je vivais un été particulièrement difficile et au même moment j’ai été particulièrement interpellée par une de tes publications Facebook, celle où tu évoquais les pensées suicidaires qui t’avaient déjà habitée et te revenaient parfois. Ce mal de vivre qui ne te quittait pas. Le tout abordé avec brio.
Des fois, j’utilise Facebook comme une espèce d’exutoire, c’est presque mon journal personnel. J’ai besoin de m’exprimer. J’ai une intensité pas possible dans la vie. Il y a un mal de vivre qui m’habite, qui est constant. On en parle rarement ouvertement, alors que ça existe et qu’il faut dealer avec ça.
Avec la sortie d’Avant les rues il y a un côté de moi qui devenu public, mon côté bienveillant qui est associé au film. C’est vrai que je veux participer activement à ma société, j’ai beaucoup travaillé avec les gens qui vivent dans la rue, avec des gens en situation de crise. Parallèlement j’ai moi-même eu une vie hardcore et je n’ai pas toujours été un bon être humain. Alors quand je faisais la promo du film, j’avais l’impression qu’il y avait une dichotomie entre ce que je suis, ou ce que j’ai l’impression d’être en tout cas, et ce que je représentais. Donc pendant que je faisais ma promo pour Avant les rues, alors que j’essayais de tout contrôler pour avoir l’air « propre », mes amis me faisaient réaliser à quel point les gens qui nous intéressent ne sont pas lisses, justement. Ils sont pleins de contradictions. Et j’ai réalisé que je n’ai pas eu de modèles féminins hors-normes : des femmes un peu dérangées, mais brillantes, désorganisées, mais fonctionnelles. Peu de modèles de femmes qui me ressemblent. À ce moment-là, j’ai commencé à mieux dealer avec la promo et j’ai accepté de mettre de l’avant mes contradictions, mon originalité, ma spécificité. Ça m’a aidé à accepter qui j’étais, à m’assumer, avec mes failles. Ça m’a renforcée dans mon désir de ne pas fitter dans le moule.
Quand j’étais jeune, la conformité c’était un combat chez nous. Quand tu viens d’une famille marginale, tu veux ressembler aux gens autour.
Je m’identifie beaucoup à ce que tu dis. J’ai grandi dans une espèce de bulle qui était en dehors de la société, j’ai toujours eu l’impression de ne pas savoir ce que c’était d’être normal, donc j’essayais toujours de m’ajuster à ce que les autres étaient et de trouver un langage commun – cette crainte d’être « autre » et de ne pas se faire comprendre et de ne pas comprendre les autres… ce qui mène vers une forme de conformité pour qu’on puisse fonctionner.
J’ai un peu le même parcours que toi en fait. Ton père était bipolaire, c’est ça ? Ma mère – et ça va d’ailleurs être le sujet d’un prochain film – c’est une femme particulière. J’ai eu une vie atypique que j’essayais de fuir. Je fuguais tout le temps. Enfant et adolescente, j’ai passé plusieurs soirées au poste de police à manger des cuisses de poulet avec le policier qui était tanné de me ramener chez nous. Ma mère était vraiment excentrique. Elle nous payait des cours d’art et de plein d’affaires, mais nous a élevés dans la pauvreté. J’ai commencé à travailler quand j’avais 7-8 ans. À 15 ans je suis partie de chez nous.
Chloé Leriche
Comment est-ce que le cinéma t’a trouvé ?
On n’avait pas de télé chez nous. Je ne viens pas d’une famille de cinéphiles. Mais ma mère valorisait beaucoup l’art. Ma sœur s’est fait acheter une caméra quand elle avait 11-12 ans. Souvent, on faisait des films ensemble la fin de semaine. Elle filmait « play/stop » et moi je jouais dans ces films-là. C’était plus comme des délires ou des parodies de ce qui se passait autour.
Le cinéma est venu très tard. J’étudiais en philo à l’université. Je voulais faire ma maîtrise, mais il y a de quoi qui ne marchait pas. J’ai pété les plombs lors de la dernière session. Je me suis ramassée en psychiatrie une fin de semaine. Je faisais un travail sur l’éternel retour de Nietzsche que je passais mon temps à recommencer. J’avais décidé que ses études là, ça se ferait avec des bouteilles de vin et du Wagner à fond la planche, parce que c’était ça l’expérience nietzschéenne…
J’ai laissé tomber la maîtrise et j’ai décidé de faire de l’art. Je me suis dit que je pourrais commencer par faire un film et apprendre les métiers du cinéma. Je me suis donnée une discipline personnelle, j’ai embarqué dans Kino et j’ai fait un film par mois pendant douze mois. À la fin de l’année, il y en a cinq qui ont été distribués par Vidéographe et quatre qui se sont promenés en festivals. C’est peut-être pour ça que mon rapport à l’échec, par rapport au cinéma, il est particulier. De ces quatre courts métrages là, il y en avait deux qui se promenaient dans un type de festival et les deux autres dans un autre type de festival. Donc tout de suite en partant je savais que tout ça, c’était bien subjectif. Tu pouvais faire un film qui pouvait être adulé à un endroit et qui passerait inaperçu ailleurs. J’avais trouvé ça intéressant de réaliser à quel point c’est un marché sur lequel tu n’as aucun contrôle.
Peux-tu me parler de ton point vu sur l’échec dans le contexte de ton processus de création ?
J’essayais de me demander en fait c’est quoi mon lien à l’échec… ma mère il y a un truc qu’elle m’a appris, et c’est vraiment ancré en moi. Et sa phrase, LA phrase… c’est « Quand on veut, on peut ». Il n’y a pas de limite. Elle ne nous a jamais mis de limites. Tout ce qu’on voulait entreprendre était possible. À partir du moment où tu travailles fort, tu peux tout faire.
Tout ce qui serait normalement moteur d’un échec, j’essaie d’en tirer avantage au niveau créatif. Je suis toujours partie de mes contraintes pour créer. D’un côté, je suis très perfectionniste et dans le contrôle quand j’écris et quand je monte, mais pendant le tournage au contraire, je suis en quête d’accidents. Et je cherche beaucoup à provoquer des choses qui vont être plus grandes que moi ou qui vont être différentes de ce qui sortirait de ma tête. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas nécessairement le mouvement intérieur de ma pensée ou ma vision comme artiste. Ce qui me fait tripper, c’est quand il y a des espèces d’accidents artistiques qui se produisent parce que t’as choisi de travailler avec telle personne, t’as choisi telle lentille puis le soleil est à tel endroit à ce moment-là et pour X raisons ton comédien ne s’est pas présenté, mais il se passe quelque chose que tu filmes. Ça, ça me fait tripper. Et pour moi c’est en ce sens que la notion d’échec et de succès, on peut y réfléchir, mais à un moment donné, au contraire, je suis plutôt en quête de tout ce qui m’échappe, de ce qui est là, que je ne voyais peut-être pas, mais qui doit être révélé.
Avant les rues, Chloé Leriche
Ton film Avant les rues a eu un beau succès et a beaucoup voyagé. Comment as-tu vécu ce succès et comment a-t-il affecté ton travail par la suite ?
J’ai été élevée à coup de coups de pied dans le cul. Les bravos, les félicitations, j’ai pas trop connu ça. Et tout d’un coup, j’en ai reçu de partout. Ça m’a pris du temps avant de comprendre ce qui se passait. Que le film était vraiment aimé. Au début j’attribuais le succès du film à tout sauf à mes efforts. Ça a été long avant que je comprenne que ce succès-là n’était pas juste un adon.
Ce succès-là, au niveau humain m’a fait énormément de bien, ça m’a aidé au niveau de mon estime. Je me sens beaucoup plus solide. Un long métrage, ça te fait énormément évoluer. Je gérais une grosse équipe quand même. Je ne suis pas la meilleure personne pour faire ça, mais t’apprends en faisant du cinéma.
Je ne m’attendais pas à ce succès-là, mais en même temps j’avais travaillé très fort pour.
Le processus de création s’est échelonné sur combien de temps ?
Huit ou dix ans, je ne sais plus. Quatre ans d’écriture. Mon problème, c’est que je suis hyper perfectionniste. Donc je réécrivais tout le temps. C’est pour ça que je te dis que je n’ai pas de misère avec l’échec, mais en même temps je m’enferme dans le travail… Alors peut-être que j’ai très peur de l’échec finalement, aucune idée.
Qu’est-ce qui t’a permis de réaliser que le scénario était achevé ?
Quelqu’un d’autre. (rires)
Quand je faisais les 12 courts métrages dont je te parlais, ce qui était intéressant c’est que c’était de l’écriture automatique. Avec Kino, on faisait des cabarets avec un film par jour. Donc tu te mets à nu et ça m’a appris à accepter l’imperfection. On n’avait pas de moyens. Le prix d’une cassette, c’était le budget total. Mais pour moi c’est deux processus séparés. Avec le cinéma, puisque c’est des fonds publics, c’est autre chose. C’est les taxes des gens, donc il faut que ces gens-là puissent se retrouver dans le film. J’avais un plan de match hyper intense. Je voulais avoir un message social fort. Je voulais contrôler l’endroit où les spectateurs ressentiraient telle émotion. Ça n’avait aucun sens tout le travail à faire pour y arriver. C’était une expérience vraiment intense. Ça frôlait la folie à plein de niveaux.
Je suis quelqu’un qui se pose énormément de questions. La présence de l’autre, du spectateur, du destinataire, elle est là dès la première ligne que je mets sur papier. Je ne veux pas faire un cinéma qui soit strictement populaire, mais je ne veux pas faire un cinéma qui soit élitiste.
Il y a beaucoup de films qui ne m’intéressent pas parce que ce sont des films qui s’adressent à des cinéphiles, qui questionnent le langage, mais qui ne s’adressent pas aux gens. Si tu fais ce type de films là avec une bourse de conseil des arts de 25 000$, j’ai pas de problème. Je vais aller le voir et je vais apprécier ton film, mais si tu as eu 3 millions pour faire ton film et que tu ne vas pas vers l’autre, que tu fais quelque chose juste pour montrer qui tu es comme artiste… moi ça m’ennuie profondément.
La fiction, je trouve que c’est très fort. C’est parfois même plus fort que le documentaire. Ça parle au cœur, tu ouvres les gens d’une autre manière, et c’est ce travail-là, que je trouve intéressant.
Tu viens de terminer l’écriture de ton deuxième long métrage. Comment s’est passé le processus de scénarisation ? Quel est le titre du film ?
En ce moment, le titre de travail c’est Soleil Atikamekw. Ça été un long processus qui a débuté au moment de Standing Rock. Depuis, il y a eu le début de la Commission Viens sur le racisme systémique, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, et la crise écologique qu’on est en train de nommer…
C’est tiré d’un fait vécu qui s’est produit à Manawan en 1977. 5 jeunes atikamekw sont décédés dans un accident de voiture aux circonstances nébuleuses. Les deux Québécois, dont celui qui conduisait, en sont sortis indemnes. Il n’y a pas eu d’enquête policière et ça a pris 40 ans avant que la police rouvre l’enquête, malgré le fait que le coroner de l’époque avait conclu à une responsabilité criminelle.
Je me suis dis : « Je vais sortir un personnage de cette histoire-là et je vais lui faire traverser le Canada pour aller à la rencontre du American Indian Movement ». J’ai eu un gros délire hollywoodien et j’ai écrit ça pendant un an. Super bon film qui n’existera jamais. Quand je l’ai présenté à la communauté, j’ai fait lire les personnages par les petits enfants des victimes de l’évènement de 1977. Devant les familles qui ont vécu ces disparitions, pendant la lecture publique, je me suis rendu compte que j’étais allée trop loin … J’étais vraiment trop loin de leur réalité. Je me serais vraiment plantée avec ce scénario-là. Ça m’est apparu clairement quand j’ai entendu mon texte lu par les Atikamekw de Manawan. À ce moment-là je me suis dit : « OK on recommence ». La situation initiale est restée la même, mais j’ai réécrit tout le reste. Je me suis rapproché de la vérité des gens de l’époque et je suis vraiment satisfaite du résultat.
Le processus de création est souvent une courbe sinueuse. Ça prend de la résilience pour travailler sur un texte pendant un an avant de réaliser qu’il faut recommencer. Mais on se doit d’être au service de l’œuvre.
J’ai toujours ces envies-là chaque fois que j’entame un projet, d’avoir une certaine utilité sociale. Et si parfois je suis tentée d’être un peu commerciale pour m’adresser à un plus large auditoire, ça prend toujours le bord. Il faut que je sois en phase avec ce que je suis comme artiste, sinon je vais juste faire de la merde. Et je ne fais pas du cinéma pour m’enrichir.
Le gros défi c’est de trouver comment concilier le besoin de subvenir à nos besoins du quotidien et les besoins reliés à notre pratique artistique. Est-ce que le fait d’essayer de vivre de notre art met trop de pression sur notre œuvre ? Est-ce que ça peut la distortionner, l’affaiblir si on se met dans une optique de rentabilisation ? Mais si tu ne vis pas de ton art, tu vis de quoi ? Puis si tu prends une job, ça vient hypothéquer l’énergie que tu voudrais investir dans ta création. C’est des préoccupations qui sont pesantes et qui, dans mon cas, génèrent beaucoup d’anxiété. Comment tu fais pour concilier tout ça de ton côté?
J’ai une approche artisanale, j’ai besoin de toucher à tout. Je prends un maximum de postes dans chacun de mes projets donc j’ai plusieurs revenus, mais surtout, ça me permet de travailler sur une œuvre dans laquelle je crois. Mais l’argent, je n’y tiens pas. J’ai besoin d’un certain niveau de confort, mais en même temps, j’aimerais un jour me débarrasser de tout. Si je pouvais, j’irais vivre dans un camion au Portugal et je ferais juste de la création… J’aimerais vivre le plus simplement possible. Pour moi, le plus important c’est d’avoir du temps pour ma création. C’est tout ce qui m’anime. J’ai besoin de m’exprimer, c’est viscéral. Je ne peux pas faire autrement. Ça fait écho avec la vie que j’ai.
Avant les rues, Chloé Leriche
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Inspirée, renouvelée, je sors de cette rencontre avec Chloé le cœur léger. C’est vrai. « Quand on veux on peux ». Allons-y.
1 novembre 2019