La fin du monde !
par Pierre Hébert
En décembre 2012, voyage éclair au Chiapas pour aller filmer la fin du monde. Vous vous souvenez? «La fin du monde selon le calendrier Maya». L’idée un peu futile que j’avais, c’était de tourner le lever du soleil, le 21 décembre, dans les ruines Maya de Palenque et de voir s’il se passerait quelque chose. D’abord arrivé à San Cristobal de Las Casas, j’ai cherché un peu ce que je pourrais tourner. Je l’avais lu dans les guides, les «indios» n’aiment pas être filmés ou photographiés. J’ai rapidement su que c’était plus que vrai. Ma façon habituelle de me mettre bien en évidence avec mon trépied ne pouvait convenir. Obligation d’utiliser d’autres stratégies. Déambuler à travers le marché avec la caméra en marche pendue autour de mon cou, sans cadrer. M’installer à distance avec un téléobjectif, prétendant filmer la cathédrale alors que je visais la foule des vendeuses d’artisanat. Tourner les décorations de Noël, le soir, devant l’hôtel de ville. Ou encore, diriger l’objectif où il n’y a personne, pour réussir à enregistrer cette interminable et extraordinaire prière chantée par un vieil indien dans l’église Ex-Convento Santo Domingo.
Après deux journées de tournage un peu erratiques, Sylvie et moi descendons vers le site archéologique de Palenque, 6 heures de route de montagne parsemée de «topes» (dos d’ânes). La veille du jour J, j’essaie de tourner sur le site. Pour utiliser un trépied (critère de «tournage professionnel»), il faut un permis de 800$. Trop cher pour mes moyens, je m’arrange en calant ma caméra avec du linge. Tournage un peu banal, mais malgré tout, les ruines sont belles. Mais je suis là pour tourner le lever du soleil juste avant la fin du monde… comme preuve que le monde continue, j’imagine. Levé tôt, il pleut des cordes, même le plus courageux ne voudrait pas faire trois pas sous ce déluge. C’est foutu. Long petit déjeuner sous la paillotte dégoulinante d’un restaurant presque désert, pendant que des employés décorent la salle pour Noël. Visiblement, les Mexicains n’étaient pas très inquiets de la suite des choses. La pluie finit par s’atténuer et nous nous apprêtons à remonter vers San Cristobal. De nouveau, six heures de route en trous et en bosses en perspective, avec le sentiment de revenir bredouille.
Arrivé au croisement de la route principale, ça ne passe pas. Un long convoi de camionnettes est immobilisé, entouré par l’armée. Les hommes sont cagoulés et le drapeau des «zapatistas» flotte sur le véhicule de tête, l’atmosphère est tendue. Que se passe-t-il ? Nous le saurons aux infos télé à l’hôtel de San Cristobal, en fin d’après-midi. Les Zapatistes, dont on n’avait pas entendu parler depuis les dernières élections présidentielles, cinq ou six ans plus tôt, avaient choisi ce jour du 21 décembre 2012, point de départ d’un nouveau cycle du calendrier Maya, pour signifier le début d’une nouvelle phase de leur lutte. Ils sont sortis en masse de leurs villages de montagne pour tenir d’énormes manifestations silencieuses dans les villes où avait eu lieu leur action initiale, en 1994 (San Cristobal, Ocosingo, LasMargaritas, Comitan, Palenque Altamirano). Trente mille personnes, hommes cagoulés et femmes avec le visage couvert d’un tissu coloré, marchent en silence, image très forte et très éloquente. On n’en saura rien dans le reste du monde. J’ai tourné maladroitement la confrontation au carrefour de Palenque, mais ce pauvre tournage vaut de l’or pour moi car il donne du sens à ce que, sans savoir, j’avais tourné quelques jours plus tôt, devant l’hôtel de ville de San Cristobal, occupé par les rebelles en 1994 (ce fut leur action d’éclat et, cette fois-là, le monde entier l’avait su) et devant la cathédrale, lieu de la première négociation avec le gouvernement fédéral. Nous avons eu l’impression de vivre un moment historique, l’inverse de la fin du monde, et j’ai peut-être la matière d’une nouvelle installation vidéo.
25 janvier 2015