La fois où j’ai rencontré ma blonde pour la deuxième première fois
par Alexis Fortier-Gauthier
21 décembre 2008.
C’est le party de Noël de Dare to care\Grosse Boîte. Tsé, dans le temps que Cœur de Pirate était à peine connue et qu’elle sortait encore dans les bars. Je reviens à peine de mon périple de müvmédia qui m’a amené à faire des courts documentaires à travers l’Europe. Je suis rempli de cette expérience et gonflé à bloc. Mes aptitudes sociales sont aiguisées par ces trois mois de rencontres incessantes et je compte bien poursuivre sur ma lancée. Une jolie fille, habillée en gypsie, danse seule sur la piste vide. Je me dis : «Voilà ma chance, j’ai pas encore de compétition…» Je l’aborde maladroitement et bavarde un peu avec elle. Elle me demande si j’ai un surnom. Je réponds que non, je ne suis pas assez cool pour ça. Elle me baptise : «Je vais t’appeler… Gainsbourg». Il faut savoir que je ne bois ni ne fume, donc il faut y voir une certaine ironie. Elle est plutôt enivrée et me demande : «Tu me dragues ou tu es seulement gentil?». «Un petit peu des deux». Elle retourne voir ses amis et quelques instants plus tard, revient vers moi en hâte : «On couche ensemble ce soir, d’accord?». J’opine de la tête, incrédule. Je jette des coups d’œil dans les coins de la salle pour voir les caméras cachées. Rien. Elles sont drôlement bien dissimulées.
Le lendemain matin, la chambre sent le tabac froid et la transpiration. Magnifiquement nue, elle se retourne vers moi : «C’est quoi ton nom?». En l’entendant, elle fige quelques secondes. Je la vois chercher des caméras cachées, nous auraient-elles suivies? «Je te cite abondamment dans mon mémoire de maîtrise» dit-elle. Bon, c’est moi qui ajoute abondamment à l’histoire, ça sonne juste mieux. On réalise alors que trois ans plus tôt, elle m’interviewait pour son mémoire, dans la cuisine qui avoisine la chambre.
À la fin de ma deuxième année de baccalauréat en Communications, j’étais parti au Viêtnam avec mes acolytes Michel Lam et Julien Fontaine. Nous étions partis avec l’idée de faire un film, un documentaire. Notre concept était de faire une sorte de mosaïque de capsules à teneur culturelle, afin de mettre en contraste notre vie et celle du pays d’origine de Michel. Un mois de tournage acharné, rempli de doutes et de surprises. Nous étions partis sans producteur, sans savoir comment bien préparer ce genre d’entreprise. Bref, comme des débutants. À notre retour, nous avons été envahi de déceptions. Les images et les scènes n’étaient pas si intéressantes, mais aussi, on ignorait surtout quel était le sujet du film. On a mis les cassettes sur une tablette (celle qui contient les projets refusés et films à moitié tournés. Bon ok, c’est un meuble complet) et on a poursuivi nos scolarités.
À ma sortie de l’UQÀM, j’étais terrifié. Je me retrouvais dans le vrai monde, il fallait que je fasse quelque chose de ma vie. Après moult tergiversations, je me suis rappelé «Le film du Vietnâm», cet amas de rushes informes, principalement en tourné en vietnamien. Grâce à des souvenirs diffus qui magnifiaient la qualité du matériel, j’ai réussi à convaincre ma copine de l’époque, Myriam Magassouba, de m’aider à finir le film (comprendre, faire le film). En regardant les images à nouveau, il fallait bien se rendre à l’évidence, on avait du pain sur la planche.
On a buché pendant six mois. On a retourné des images, ajouté des images d’archives, des photos, un travail colossal. Entre-temps, notre couple se désagrégeait. Plus notre relation se détériorait et agonisait, plus le sujet du film se précisait, reflétant bizarrement l’état de nos rapports tendus. Le film allait traiter de la séparation d’une famille, sa déchirure géopolitique. Épuisés par la tâche et drainés émotionnellement, nous avons fini le film et terminé notre relation.
J’avais soumis le film, intitulé Sur le Quai de la Gare, à quelques festivals et nous avions eu la surprise d’être sélectionné au Rencontres internationales du documentaire. Ma future copine y était bénévole, alors qu’elle terminait une maîtrise à propos de la création documentaire indépendante. Elle m’avait contacté pour nourrir son échantillon en vue de sa rédaction. Elle avait alors rencontré un être près de la dépression, en peine d’amour.
Elle-même fréquentait déjà un garçon.
Quelques extraits choisis du verbatim de notre rencontre :
A.F.G : Parce que la scénarisation documentaire existe et je la recommande fortement. Ça nous aurait pris beaucoup moins que 6 mois pour faire le montage si on avait eu un film au départ, si on n’avait pas eu à le faire au moment du montage. Le montage documentaire est un moment de création souvent plus grand que la réalisation ou le tournage lui même, ce qui n’est pas le cas en fiction où le scénario de départ est la fondation même du film. C’est important avant de commencer un film de savoir ce que l’on veut dire parce que si cet angle là n’est pas là, il faut que quelqu’un le trouve et ça va être le monteur. Le métier de monteur documentaire est extrêmement ingrat, alors qu’il est beaucoup plus important que le monteur de fiction qui lui dispose du scénario et raconte l’histoire. Le million de plus de possibilités que donne le montage documentaire fait que mille films pourraient être racontés à partir des même images…et ce qui est intéressant c’est d’avoir une relation entre monteur et réalisateur qui est créative et dans laquelle le réalisateur donne au monteur la liberté créative, d’ajouter sa sensibilité et de déclarer ce qui l’intéresse dans ce qui a été tourné. Cet échange qui se produit entre l’idée de départ et le potentiel d’un film… des fois on tourne des images sans savoir la puissance qu’elles peuvent avoir juxtaposées avec d’autres ou seulement isolées, extraites de tout le superflu qu’il peut y avoir autour ; puis le monteur a cette fonction là cruciale.
E : Tu parlais de création, est ce que cela signifie que tu considères le réalisateur de documentaire comme un artiste, et dans quelle mesure ?
A.F.G : J’ai toujours été mal à l’aise par rapport à l’idée d’artiste de toute façon. Je pense que la qualité première d’un cinéaste documentaire c’est la curiosité. C’est une personne qui s’intéresse beaucoup plus à l’être humain qu’au cinéma. C’est valable pour le cinéma de fiction aussi, le cinéma de fiction qui est nourri par le goût du cinéma est un cinéma qui se mange un peu la queue. Le point de départ doit tout le temps être l’intérêt de l’autre, de soi aussi mais pas l’intérêt du médium lui-même. Donc pas artiste mais plutôt chercheur. C’est pour cela qu’il y a de très bons cinéastes documentaire qui ont avant été sociologues, les cinéastes documentaire viennent davantage des sciences humaines que des écoles de cinéma. D’ailleurs il y a peu d’écoles de cinéma qui enseignent le documentaire au Québec parce que malgré notre histoire riche en cinéma documentaire. Mais je sais qu’entre mes confrères et moi, le documentaire est toujours un genre un peu sous-estimé par « les gens qui font du cinéma », c’est un genre qui est beaucoup plus apprécié par les gens qui s’intéressent à l’être humain d’abord et qui se disent documentons-le ou structurons le de façon à ce qu’il puisse être partagé. Je crois que le cinéaste documentaire doit être un chercheur ; il doit être intelligent, cultivé, curieux surtout et prêt à s’investir dans son sujet. Ensuite c’est vrai qu’il est toujours difficile d’isoler, d’extraire nos inspirations artistiques par rapport à la démarche que l’on a. Oui on est allé au Vietnam et on voulait faire de belles images, mais pas juste par goût de faire des belles images, je veux dire c’était pas tout le temps inscrit, intimement lié à notre démarche, on ne voulait pas rendre le documentaire plus agréable à tout prix. On s’attache aussi à un visage, un visage peut être aussi très esthétique. Ça prend une sensibilité assez grande de regarder à travers une machine ce que quelqu’un est en train de vivre et de comprendre ce qu’il est en train de vivre, et être là au bon moment. Il faut presque se laisser aller complètement et le rapport esthétique devient un rapport de sensations, de curiosité ; et après ça oui il y a aussi les belles images bien entendu, avec le souci de bien éclairer quand quelqu’un parle pour avoir une lumière intéressante … et puis il y a des erreurs de jeunesse dans Sur le quai de la gare de caméra très immature, d’erreurs de débutants, mais il y a plein d’impulsions, Julien par exemple commence une carrière de directeur photo, c’est lui qui a fait les plus belles image du film, c’est lui qui s’est levé un matin dans le train et qui a dit « je vais aller sur le bord du train » toutes les fenêtres étaient grillagées, et puis il a trouvé dans des toilettes une fenêtre où il n’y avait pas de grilles et qui a filmé le levé du soleil, et tous ces plans là du train ont été pris dans la même heure un peu prés. Et nous, Michel et moi, on dormait comme des loirs. Et on était tous heureux qu’il ait fait le sacrifice de se lever si tôt pour faire ces images là…mais des fois on ne sait pas à quoi tout cela va servir ni à quoi ça rime.
E : Maintenant que l’ « aventure » est terminée, la pré-pro, la prod. et la post prod c’est fini, c’est le moment de la diffusion ou de la distribution, donc tu n’as plus trop de mains là-dessus, comment tu te sens, heureux, soulagé, déprimé ?
A.F.G : Pas vraiment déprimé… il y a une vraie vie, je veux dire il y a un marché, le chemin normal d’un film documentaire qui aurait été pris au moment du développement, de l’idéation par un producteur et qui aurait eu de l’argent financé par le gouvernement, nous on a été autofinancé complètement à part le petit apport de l’argent que j’ai eu au moment du montage, mais c’était juste assez pour nous permettre de nous concentrer là-dessus mais c’était même pas des salaires. Si on avait eu tout ça, il reste le moment de la promotion du film, et là il y a personne, il y a moi qui suis vraiment occupé. Quand t’es cinéaste, quand t’as fini un film, tu veux faire le film d’après, tu ne veux pas être en train de faire la promotion de celui que tu viens de finir. Tu vois, les Rencontres demandaient cinq copies du film, j’en ai donné pour la presse supposément, mais la presse n’a pas parlé de nous, probablement qu’il aurait fallu que j’ai des amis, que j’envoie des communiqués de presse, il y a un réseau des producteurs du Québec, il aurait fallu que j’envoie des articles ou des chose comme ça. Je sais que c’est important de faire la promotion, un film qui n’est pas vu c’est ridicule, ça met en danger ma santé d’esprit ou mon choix de carrière si je mets tant d’efforts dans des choses qui n’ont pas d’existence réelles. C’est le cas avec toutes les productions, c’est tellement épuisant, je comprends les gens qui arrêtent… quand c’est moi le spectateur et que donc j’ai pas fait le film, tu te permets de voir pleins de défauts alors que c’est quand même des années de vie qui ont été consacrées à ça, avec des gens qui y croyaient vraiment. Mais j’y crois à ce film, j’y crois et je suis content de l’avoir fait, je ne sais pas si je veux mettre tant d’efforts pour qu’il soit vu, moi je suis vraiment passé à autre chose parce que j’avais pas le choix, parce que c’était psychologiquement trop dur de rester dedans, c’était trop lié à la vraie vie ; mais je vais le refaire, c’est sûr que ça m’intéresse. Je considère que cette projection était la plus dure que j’ai eu à vivre dans ma vie, et les prochaines seront toujours plus faciles pour moi à avaler. C’est toujours difficile de justifier sa présence quand on regarde son propre film, entouré de gens. Moi je l’avais vu comme quinze fois pendant la dernière semaine avant la projection, pour la copie, pour être sure que le son était correct, m’assurer que les blancs vont pas virer au vert quand ils seront projetés, donc je l’ai vu, je l’ai vu, je l’ai vu et ensuite ben tu veux plus le voir… la deuxième projection, je ne suis pas resté pendant mon film parce que j’était tanné, je le connais par cœur. Et puis la réaction de la foule, tu ne peux jamais trop savoir. Quand ils ont ri, j’était content qu’ils rient aux quelques blagues qu’il y avait dedans, mais en même temps dès que quelqu’un tousse, t’es la « mais écoutes, écoutes ! », ça devient un peu fou.
Carole se rhabille silencieusement. Notre aventure d’une nuit prend soudainement une tournure sérieuse. Comment se quitter maintenant qu’on se connaît deux fois? Au moins, on a déjà quelques trucs en commun. Et je ne parle pas seulement de l’amour du documentaire.
Myriam Magassouba est maintenant ma meilleure amie. Elle est la deuxième marraine de ma fille et la cinéaste aux talents les plus prodigieux que je connaisse.
Parce que le cinéma, c’est surtout la vie. Une succession de rencontres, entrecoupée de films.
15 octobre 2015