La fois où j’avais fait plus de films que Xavier Dolan
par Alexis Fortier-Gauthier
Au printemps 2007, mon ami Michel Lam me pistonne auprès d’une production en quête d’un réalisateur de «making of». Je n’ai jamais fait ça, mais l’idée de pouvoir passer quelques semaines sur un plateau de long métrage m’intéresse au plus haut point. Je n’ai pas tant le goût de réaliser un chef d’œuvre documentaire que d’observer les différents mécanismes internes d’un tournage de fiction, la dynamique de chaque département et les interactions entre ceux-ci. J’y vois l’occasion d’être un espion, une mouche sur le mur comme on dit.
Le film à documenter est une coproduction française d’horreur écrite et réalisée par Pascal Laugier intitulée Martyrs. Suite à la lecture du scénario (d’une violence inouïe, mais à la structure dramatique audacieuse), je rencontre le réalisateur, un homme affable et passionné. Il me confie dès notre première rencontre son envie de créer le chaos sur le tournage, histoire de conjurer une atmosphère malsaine au plateau. Il espère ainsi nourrir l’aspect glauque de son film de cette ambiance négative. La démarche m’intrigue, c’était mon introduction à la «french way»
La moitié des techniciens étaient dégoutés par le côté «gore» du film. Certains questionnaient la santé mentale du réalisateur alors que d’autres se délectaient de travailler enfin sur une œuvre différente et exigeante. L’avantage d’être seulement le réalisateur du «making of», c’est de n’appartenir à aucun département, en apparence du moins (parce qu’au fond, on est le suppôt du producteur). Au début, on est dans les jambes, après, on se fait oublier. Ensuite, les gens se confient, amadoués par cette impression de neutralité. C’est là où les choses deviennent intéressantes, où les gens révèlent leurs états d’âme, du réalisateur à la costumière.
Alors qu’on se prépare à filmer une scène particulièrement intense de carnage, je fais la connaissance des acteurs qui joueront les enfants sacrifiés. Un jeune homme de 17 ans, le regard brillant, répond à mes questions banales : «As-tu aimé le scénario? L’horreur, t’aime ça? Ça te fait quoi de travailler avec un réalisateur français?». Il est articulé et allumé. J’éteins la caméra et on parle de cinéma en général, de la vie de jeune acteur. Alors que je lui prête une copie de mon film Après tout, il me confie avoir écrit un long métrage et qu’il prévoit le tourner d’ici la fin de l’année. Je le regarde incrédule, amusé de son ambition et adoptant plutôt l’attitude paternaliste encourageante de circonstance: «Cool, c’est un beau projet! Tu voulais pas faire des courts métrages avant?» Il ne veut pas attendre et veut faire tout de suite du cinéma, du vrai cinéma. Je le comprends.
Quand Xavier se fait tirer dans le ventre
Je le revois plusieurs fois sur le plateau. Malgré qu’il ait terminé sa scène, il s’est lié d’amitié avec l’actrice principale, Mylène Jampanoï, et traîne avec elle dans sa «loge» (un placard sans balais). Après avoir vu mon film, il me conseille de passer au long : «T’es prêt!» Je lui explique que la route est longue, que je n’ai pas les moyens de payer un film de mes poches et que les subventions gouvernementales sont difficiles à obtenir, beaucoup d’appelés, peu d’élus (blablabla, il s’endort après deux phrases). Sa fougue est belle à voir et je lui souhaite alors la meilleure des chances.
Une année plus tard, je le croise par hasard sur la rue. Il est survolté : «Je suis short-listé à Cannes!». Je me donne comme devoir de ménager ses attentes en lui disant : «Franchement, short-listé pour son premier film, c’est déjà tout un honneur!» Quelques semaines plus tard, boum! Quinzaine des réalisateurs.
Je le recroise l’année suivante. «Je pense que je serai de la compétition officielle!». Estimant encore que la déception lui serait fatale : «Déjà, Cannes c’est vraiment tout un accomplissement!» Quelques semaines plus tard, boum! Un Certain regard.
Les années ont passé et Xavier a continué à faire des films au rythme d’une horloge crinquée aux stéroïdes. Il a peu à peu cessé de s’informer de mes projets, pour ménager mes attentes, je suppose. Mon premier projet de long métrage de fiction, L’enfant des autres écrit par Géraldine Charbonneau, subissait refus sur refus, créant un contraste vertigineux avec le parcours de Xavier. Sans créer une jalousie, ça soulignait tout de même la multitude des chemins possibles et la tortuosité de ceux-ci.
Alors qu’il termine le montage de son SIXIÈME film, je termine mon premier. La dernière fois que j’ai croisé Xavier, il était en plein mixage sonore de Mommy, soucieux que le film soit parfaitement prêt pour Cannes. C’était quelques jours avant son triomphe en compétition officielle.
Je n’avais jamais vu «le making of» de Martyrs avant aujourd’hui. Épuisé d’attendre des indications claires de la part des producteurs français quant aux paramètres exacts du film que je devais livrer et maintenu dans une position d’inaction exclusive de plusieurs mois (non rémunéré, il va sans dire), j’ai finalement expédié le disque dur et les cassettes sur Panam. Je leur donnais libre accès au matériel et renonçais à contrecœur à mon titre de réalisateur. Ensuite, des questions de zonage DVD et de standard de codage PAL m’ont empêché de mettre la main sur l’objet.
En tentant de trouver du support visuel à ma petite anecdote sur youtube, je suis tombé dessus. Et ça m’a fait un choc. Ce sont mes images, mes entrevues. L’intimité que j’avais développée avec les gens est là, c’est la mienne. En 2008, le maître des effets spéciaux du film, Benoît Lestang s’est enlevé la vie. J’avais appris la nouvelle à l’époque et ça m’avait secoué. Je l’appréciais beaucoup. On avait passé beaucoup d’heures ensemble, lui à triturer le latex, moi à l’observer avec fascination. Visionner le «making of» m’a replongé dans ces émotions, reconnecté à la personne que j’étais à l’époque, mais ça a aussi apaisé une petite douleur, celle d’un travail inachevé, d’une relation interrompue.
Faire du cinéma est une traversée du désert sans fin. La soif perdure, peu importe le nombre d’oasis rencontrées. Et surtout, les mirages restent.
Making of de Martyrs
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2 octobre 2015