Leçon de cinéma II
par Rafaël Ouellet
Chaque année, le Festival de Cannes dépêche à Montréal ses sélectionneurs à tour de rôle pour visionner l’ensemble des films québécois admissibles au prestigieux festival. Un Certain regard en envoie un, la Quinzaines de réalisateurs en envoie un, la Semaine de la Critique aussi.
Berlin, Venise, Locarno, Karlovy Vary et quelques autres se prêtent également à l’exercice. Ils sont accueillis par les gens de Téléfilm.
Rien ne les oblige à regarder les films dans leur entièreté. Parfois le programmateur arrête son visionnement après le générique d’ouverture, parfois quelques minutes avant la fin. À l’époque où les copies 35mm ET les copies numériques existaient, un projectionniste m’avait recommandé de faire visionner mon film en numérique parce le salle n’était pas équipée pour projeter le film sur rouleau en 35mm. La salle n’avait qu’un seul projecteur, et à chaque bobine (environ 20 minutes, 5 à 7 bobines pour un film de moins de deux heures), il fallait prendre une courte pause pour la changer et c’est souvent pendant ce temps mort que les programmateurs décidaient d’arrêter leur visionnement et de passer au prochain titre.
Les gens de Cannes, en général, repartent avec 5 longs métrages, plus ou moins 1. Par le passé, il s’est retrouvé sur cette liste des titres qui vous feraient sursauter. Rarement, mais des trucs assez incohérents avec la direction artistique du festival ont déjà fait le voyage Montréal-Paris. Et parce que cela est possible, depuis, et vous pouvez en parler avec les boîtes de post-production ou les directeurs et directrices de post-production, tout le monde croit en sa chance. Tout le monde veut voir son film prêt pour la venue des sélectionneurs. Ça se bouscule aux portes des salles de mixage sonore et de colorisation. Même pour les comédies romantiques! Je ne connais pas personne qui se dit « Mais non, notre film c’est pas un film pour Cannes pantoute! ».
Il y a aussi les producteurs ou les distributeurs plus ambitieux (rusés? arrogants? riches? sûrs d’eux?) qui font le voyage jusqu’à Paris pour projeter le film au comité, dans des conditions exceptionnelles, espérant que cela fasse son effet. Aucun problème avec ça, sauf si le budget du voyage sort du budget du film ou de sa promo. Je n’en sais rien.
Ensuite, le sélectionneur présente les films pré-sélectionnés au comité de programmation, aux autres sélectionneurs, et parmi des dizaines et des dizaines de films amassés un peu partout sur la planète, ils en choisissent quelques-uns qui tenteront de passer à l’histoire.
Être pré-sélectionné à Cannes, ça ne veut rien dire. Bien sûr, en général, avant d’être sélectionné il faut d’abord être pré-sélectionné. Mais ça ne vient avec aucun mérite. Aucune mention. Aucun prix. Rien pour votre c.v. Vous allez croiser nombre de cinéastes qui vont vous dire avec fierté qu’en telle année ils ont fait la short list de Cannes, qu’ils ont été les derniers retranchés, que c’est passé à ça! qu’ils le tiennent de source sûre! What-ever. Le sélectionneur qui vient à Montréal se doit de rapporter à son comité au moins quelques films. Et ils en reçoivent par la poste, et d’autres sélectionneurs jouent les têtes chercheuses dans d’autres pays que le nôtre, et il y a les habitués, et les incontournables aussi. Ça fait pas mal de films, avouez. «Je connais quelqu’un qui était dans le bureau lorsqu’ils ont eu à choisir entre tel film et le mien, et ils ont choisi l’autre, mais un des programmateurs m’a dit qu’ils l’ont regretté ensuite!!» Oui oui, c’est ça.
Mon premier film, Le cèdre penché, tourné avec pas d’argent et pas d’expérience, est reparti dans les trois valises cannoises. Trois sur trois, oui. 4 autres films d’ici avaient aussi été retenus dans une ou plusieurs catégories. Le mot s’était passé, et nous nous connaissions tous. C’était mon premier film. J’étais excité comme une puce. Ce sera une grande surprise! Une consécration! Je serai le prochain Soderbergh! Le temps file et je reçois mes refus, au même rythme que les autres, sauf celui de Un Certain Regard. Il n’arrive pas. Plus que 3 jours avant la conférence de presse. 2 jours… Mon film à 5000$ sur la croisette?! La veille, pas de nouvelle, pas de refus… la nuit venue enfin, l’heure de la conférence de presse!!! Et, rien. Nada. Rien le lendemain, ni les semaines suivantes. Je voudrais bien me faire croire que j’ai été retranché à moins une, mais la vérité c’est que mon dvd servait probablement de sous-verre depuis quelques semaines dans l’officine du comité.
Mon deuxième, Derrière moi, 3 sur 3 aussi! On a beau avoir été dompté une fois, on se surprend à y croire encore. On devient même superstitieux, religieux, on fait de la visualisation. Mais, pas de sélection pour moi. Mes refus au même moment que les autres cette fois. Sauf que.
Mon afficheur affiche Téléfilm Canada. Le sélectionneur de la Semaine de la Critique vient de voir mon film et il tient à me parler, maintenant. Il le trouve extraordinaire, il veut être certain que j’ai prévu des sous-titres, que la copie sera prête pour mai. Oui, oui, oui, oui, monsieur, oui, merci! Ma tête s’emballe, j’y serai! Je dois prendre congé, me trouver un tuxedo, l’avenir m’appartient! Quelques jours plus tard, un appel de Paris.
– Monsieur Ouellet, je vous appelle tout de suite parce que je me suis un peu emporté l’autre jour, je n’aurais pas dû faire ça, je l’ai regretté aussitôt et dès que je suis rentré sur Paris, j’ai pressé mes collègues à visionner le film pour que je puisse vous donner l’heure juste le plus rapidement possible, et… ils n’ont pas aimé. Pas du tout. Il ne sera possible qu’il se glisse dans la programmation, quoiqu’il arrive. Désolé.
Entendez-vous cette carapace qui s’épaissit?
New Denmark a été retenu aussi, 2 sur 2. La Semaine de la Critique étant réservée aux premières et deuxièmes oeuvres. Refus. Pas d’histoire, pas de fausse joie.
Finissant(e)s, rien pour Cannes.
Pour Camion, j’ai reçu le refus de la sélection officielle assez tôt. Mais la Quinzaine… Sapristi! Une amie québécoise bien ploguée à Paris me jure qu’une personne sur le comité défend mon film, il veut le voir sélectionné. Des amis réalisateurs ont reçu leur refus. Le mien ne vient pas, mais bon, faudrait pas que je recommence à me faire des scénar…CAAAAAAANNES! À MOI CANNES! La gloire! Là, c’est la bonne fois! Je serai le nouveau Jean-Claude Lauzon!
La veille de la conférence de presse, je suis chez mon agent (eh oui, j’ai ça moi) qui représente un collègue qui attend lui aussi sa réponse. Nous sommes, si mes calculs sont bons, les deux derniers à attendre la nouvelle. Pendant notre rencontre, elle reçoit le message que l’autre film a été retranché. J’appelle la Coop Vidéo, ils n’ont pas eu de nouvelles. K-Film le distributeur non plus. Mon contact chez Téléfilm n’a aucun signe de vie de Cannes, je la sens fébrile au téléphone. Je me rappelle de ce que m’a dit mon amie aussi. Cette fois-ci mon film n’est pas le sous-verre de personne. Je me scotche à l’écran de mon iphone (pour faire changement) et j’attends. Je le fixe au souper, en soirée, au coucher, je ne dors pas… la conférence est à dix heures à Paris, quatre heure du matin ici… Mon iphone sur sa charge et dans ma main, j’ai les yeux en feu, je dormirai demain. Et les titres sortent enfin, et je n’y suis pas. Je lis la liste, la relis, lis encore. Mais, mais… c’est pas possible! Je vais voir mes courriels, et quelques part durant la nuit, j’ai reçu le fameux refus, le même qu’ont reçu mes collègues cinéastes, une lettre circulaire ben frette pis ben plate comme seuls les festivals sont capables d’en pondre. Qui ne veut pas rien dire. Je n’étais pas le prochain sur la liste, ni le dernier retranché, non, je n’y étais pas, tout simplement.
L’année suivante, pour l’édition 2013 du Festival de Cannes, je remplacerai (probablement) à pied levé un réalisateur et donnerai une classe de maître à des jeunes cinéastes francophones originaires de pays dont l’industrie du cinéma n’est pas développée. Je leur expliquerai comment faire un Cèdre penché, mais ils rêvent tous de devenir le prochain Spielberg. Je parle un peu beaucoup dans le vide. Mon accréditation s’est perdue quelque part entre Paris et la Côte d’Azur. Je passe donc mon court séjour à Cannes à l’extérieur de la Croisette. Pas le droit d’assister aux projections, aux événements, à rien. Sauf à ma conférence. Et au souper des différents Québécois présents au Festival. C’est l’année de Chloé Robichaud et Sébastien Pilote et Sophie Desmarais. Elles sont belles à voir, les gangs de Sarah préfère la course et de Le démantèlement. Elles flottent! Elles goûtent chaque instant de leur passage au Festival des festivals.
Entre deux coupes de vin, quelque chose me saute aux yeux: Cannes, c’est pour les autres.
18 mars 2015