Je m'abonne
Cinéastes Invités

Les îles de Bergman

par Rafaël Ouellet

Dans le cadre de la projection de Une passion de Bergman que je commenterai ce soir à la Cinémathèque à 18h30, je veux vous livrer deux histoires personnelles que je n’ai pas encore partagées sur les réseaux sociaux. Par pudeur, ou par superstition. Mais ça se partage je crois. En tout cas, si vous en avez des similaires, j’aimerais bien les entendre.

Aujourd’hui, histoire numéro un. Mon dernier billet à propos de Ingmar Bergman.
Demain, histoire numéro deux. Mon dernier billet à propos de Liv Ullmann.
Promis?

Mars 2011. Je fais un voyage en Suède question de réparer le rendez-vous manqué de 2007. Un pèlerinage Bergman, évidemment. Une semaine à Stockholm, une journée à Fårö. Pour moi, il s’agit d’un rare voyage personnel contrairement aux voyages liés au travail ou aux festivals de films. Un voyage en solitaire.

 

À Stockholm je m’assure de visiter les adresses mentionnées par Bergman dans ses différents écrits. Des lieux de tournage de ses films, la maison de Strindberg, la cinémathèque, un studio de cinéma, les différents quartiers. Et surtout, le Kungliga Dramatiska Teatern, ou si vous préférez, le Dramaten. La visite guidée complète m’amène dans les coulisses, dans les loges, dans la cabine du souffleur. Je suis libre de me promener où je peux. Je trouve le fameux siège où s’assoyait Ingmar, enfant. L’entrepôt des décors est immense, le costumier, à couper le souffle. Une visite uniquement en suédois, mais avec une gentille touriste qui s’occupe de me faire la traduction à voix basse. Bergman par-ci, Bergman par-là. On y parle aussi de Erland Josephson, Margaretha Kroo, Ibsen, Strindberg. Et on foule les planches. Impressionnant. Le Dramaten, c’est le théâtre du roi ( le Théâtre dramatique royal) ou encore, de 1963 à 1966, celui du maître, puisque Bergman y était le directeur artistique. Le lendemain de cette visite, j’assiste à une présentation d’une pièce adaptée d’un film de Bergman, L’heure du loup. C’est le soir de mon anniversaire.


L’heure du loup présenté au Dramaten

 

Pour se rendre à Fårö, l’île où Bergman a jeté l’ancre pour y vivre de 1966 jusqu’à la fin de ses jours, l’île où il a tourné À travers le miroir, Persona, L’heure du loup, La honte, Une passion, Scènes de la vie conjugale et une portion de Sarabande, il faut faire 100 km de train, 3 heures de traversier jusqu’à l’île de Gotland, 100 km de voiture vers le nord, prendre un court ferry jusqu’à Fårö, pour enfin arriver… nulle part. En mars, Fårö, c’est disons… mort. Pas de voiture de location à Visby, pas de chambre à Fårö, pas de restaurant. À la sortie du traversier à Gotland, après m’être cogné le nez sur les portes fermées de 6 ou 7 entreprises de locations de voitures, j’ai bien réussi à rejoindre par téléphone l’épouse du propriétaire du Budget, fermé de septembre à juin. Elle m’a prêté sa propre voiture, sans signature ni carte ni rien, sauf 400 couronnes suédoises (50$). Elle m’a aussi expliqué que des endroits pour dormir sur Fårö il n’y en a pas de… septembre à juin. Elle a fait plusieurs appels pour finalement trouver quelqu’un d’assez gentil pour me louer une cabine (très froide, et assez poussiéreuse) même si son camping n’était visiblement pas en opération. J’ai attrapé la seule épicerie 5 minutes avant sa fermeture, avant que le soleil se couche, sinon ç’aurait été le jeûne. Comme mentionné dans le précédent billet, mon acoquinement avec Bergman ne m’avait pas toujours souri jusque là. Mais de chance en chance, me voilà sur sa fameuse île. Je roule sur les chemins de terre, je suis en 1966, la radio griche des airs d’opéra. Je suis seul. C’est le bonheur. Et demain…

 

Il est très tôt, je roule sur tous les chemins de cette île de 100 km carré, de 600 habitants. Aucune trace de Bergman. Je reconnais bien quelques paysages, mais tout se ressemble, tout ressemble à… un film de Bergman. Je croise par hasard la salle privée de cinéma que s’était fait construire Bergman. Émotion, mais cadenas sur la porte. À 10 heure. je me dirige vers le musée Bergman. Musée fermé de, oui, septembre à juin. Mais quelle mauvaise idée ai-je eu de venir ici en mars? Et pas du tout préparé! Je roule encore, découvre la maison de Scènes de la vie conjugale. Elle n’a pas beaucoup changé.

À midi, le musée est toujours fermé mais il y a une voiture dans le stationnement. Je frappe à la porte. Frappe. Frappe encore. Une dame vient m’ouvrir, elle a un bel accent. Cet accent! Elle est la responsable du comité des finances, elle est venue faire quelques chèques et ramasser le courrier. C’est un très petit musée, une affaire toute simple, très humble, très modeste. Elle m’offre: une visite (gratuite) et privé du musée (froid et poussiéreux lui aussi) quelques souvenirs de la «Bergman Week» de 2010, quelques anecdotes (pas toujours flatteuse pour Bergman!), et une carte sur laquelle elle m’encercle, en n’oubliant pas de me dire qu’ils-ne-font-jamais-ça-pour-les-touristes-que-c’est-très-secret-très-très-secret, tous les lieux de tournage des films de Bergman, et la localisation de sa maison privée. Et elle m’indique, d’une façon moins secrète, l’emplacement de la tombe de Bergman au cimetière.  Le véritable pèlerinage pouvait ainsi commencer.


mars 2011

De Fårö, j’ai rapporté des images, des sons, des hallucinations, des conversations. Et une petite roche blanche comme en voit plusieurs sur les scènes de plage de ses films, mon unique porte-bonheur, un talisman, ramassée exactement là où a eu lieu le tournage de Persona. Exactement où, je ne vous le dirai pas. C’est très très secret.


4 mars 2015