Les vraies affaires
par Ian Lagarde
Je ne suis pas contre le cinéma social-réaliste, j’ai un ami qui en fait.
Cet ami admire, avec raison, une génération cinématographique qui a développé un glorieux cinéma social-réaliste, parfois maîtrisé et audacieux, primé et remarqué à l’international, où il a acquis ses lettres de noblesse.
Il s’accroche, avec raison croit-il, à ce qui a fait le succès de son cinéma préféré et il pense que c’est la seule manière de faire du cinéma d’auteur.
En fiction, il maintient que le seul scénario qui se vaille fait appel à l’équation de la profondeur (émotion + psychologie = profondeur).
En documentaire, qu’on doit dire la vérité et parler de sujets sérieux.
Il finit par établir un royaume du premier degré où l’on place les films et leurs réalisateurs sur une échelle hiérarchique allant de légitimes à frivoles selon leur degré de formalisme et d’engagement social.
Il en profite, au passage, pour accuser les films stylisés d’être publicitaires (comme si la publicité ne récupérait pas absolument tout, incluant le pamphlet social), les amusants d’êtres insignifiants (parce que le rire, c’est vide, parlez-en à Bergson), les étranges et déstabilisants de ne pas avoir de message (car rien de tel qu’un auteur qui prêche pour éduquer les masses).
Il dit, comme l’autre curé, qu’il y a trop d’images; qu’elles nous éloignent de la vérité.
Comme si la vérité, la sobriété et l’humilité étaient les seules voies de salut de l’âme cinématographique québécoise et que le mensonge, la forme et l’ambition nous menaient directement à notre perte, à la porte du diable.
Dans la vie, c’est déjà une logique suspecte, puritaine et dépassée. En art, c’est carrément scandaleux. (Si tant est qu’on espère encore le cinéma comme une forme d’art.)
Je ne peux pas croire qu’on soit tous tombés amoureux du cinéma en se crossant sur des images pieuses!
Éloge du mensonge, le Mystère en question
Le mensonge annonce l’artifice, le louvoiement, le calcul, la manipulation, la rhétorique, l’illusion, la forme, la fuite, l’intrigue, l’ironie, la fourberie, les jardins secrets, le drame, le poison, mais aussi le métissage, le mystère, l’élan narratif, l’exagération, les fioritures, l’invention et l’imaginaire, câlisse!
Le mensonge annonce le Mystère.
Un Mystère qui en vaut la peine ne se réduira pas à une explication rationnelle. Il est irréductible, insaisissable et continue de fasciner même quand on le met à l’épreuve, quand on tente d’en faire une métaphore articulable, compréhensible et rassurante. Il refuse de réconforter et demeure mystérieux, suggère un ailleurs, continue de te gruger, de se gruger lui-même, fait naître l’interrogation, l’envie, l’angoisse.
C’est celui qui fascine dans la silhouette du chat de Carolee Schneeman, dans les chars sans pneus d’Au Clair de la Lune, dans les poupées victoriennes sexuelles des Frères Quay, dans les ailes d’insectes et la végétation collées directement sur la pellicule de Stan Brakhage, dans l’éprouvante Région Centrale de Michael Snow, dans l’introduction de Persona, dans les couloirs de l’Overlook Hotel…
C’est le plaisir d’un sentier qui n’aboutit pas, celui d’une quête sans fin, d’une errance active.
L’exigence de fascination, l’envie de nager dans le mystère, de jouir du doute et de l’informe n’est pas un refus de l’interrogation, bien au contraire. C’est un refus de la fin de l’interrogation.
Comme l’alcoolique de Deleuze qui boit toujours son dernier verre, le curieux se pose toujours une dernière question, le réalisateur tourne toujours une dernière prise…
La différence entre vérité et mensonge crée des tensions, polarise les auditeurs, génère un conflit thématique hyper puissant.
C’est la différence entre l’ordre et le désordre, entre le refoulement et les pulsions, le contrôle et l’abandon, la culture et la nature, le savoir et l’expérience, l’intelligible et le sensible.
Comme il existe des formes d’intelligence et de savoir, il serait bien que nous reconnaissions qu’il existe différentes formes d’art et d’expression (formes de formes) et que nous rendions à ces arts ce qui revient à ces arts; c’est-à-dire qu’une forme d’expression en vaut bien une autre, que l’imaginaire est une valeur aussi importante que la capacité d’analyse, que la fuite vaut bien l’affrontement (j’y reviendrai).
L’imagination est la clé de voûte du rapport humain au monde: de l’invention de nos origines célestes à la résolution de problèmes scientifiques, en passant par la somme des histoires rocambolesques et invraisemblabes que nous nous racontons depuis toujours. C’est notre nourriture mentale, qu’elle aboutisse ou non. L’imaginaire n’a pas besoin d’explication, c’est une valeur en soi.
Hors de la caverne, la réalité, l’éblouissement de la lumière, le « vrai monde ».
Mais on est en droit de se demander, si on oeuvre dans la représentation, dans la confection de silhouettes et d’ombres, pourquoi sortir de la caverne?
LIENS ( je me rends compte que toutes ces références mériteraient des intros…):
BERGSON SUR LE RIRE, on peut même télécharger le livre gratuitement!
FUSES de Carolee Schneemann (NSFW)
Fuses from jackie wang on Vimeo.
Brothers Quay – Street of Crocodiles
Mothlight – Stan Brakhage
Région Centrale – Michael Snow
Persona – Ouverture:
The Shining (overlook hotel)
En bonus, un dessin animé vintage expliquant l’allégorie de la Caverne (j’sais pas si je sanctionnerais le meurtre de l’illuminé, mais je lui dirais certainement que mes silhouettes valent sa vérité, hehe)
22 octobre 2015