Cinéastes Invités

L’état des choses

par Patrick Bouchard

Image: Musée de la paix, Hiroshima
Montre à gousset

C’est l’histoire d’un gars qui prend l’avion. Le gars demande la liste des passagers. Mais juste avant ça, l’agente de bord lui demande ce qu’il veut manger… vous ais-je dit que c’était la première fois que le gars prenait l’avion ? Le gars avait faim !!! Ok, je recommence… C’est l’histoire d’un gars qui noie le poisson dans un océan de détails et qui se plante rendu au punch. Voilà mon karma en matière de rigolade. Avec un verre de vin qui décuple ma bravoure, c’est encore pire! Suite à des années de tentatives, j’abdique. Je ne suis pas le raconteur flamboyant que j’aurais aimé être. Aujourd’hui, je me contente d’étaler la palette des jaunes lorsque je ris des blagues des autres. Je déteste ça ! Mon problème n’est évidemment pas de me faire raconter des histoires. C’est simplement quand celle-ci commence par « une fois c’t’un gars », je peux immédiatement dévoiler le punch : je devrai rire afin d’estomper un malaise probable et ça, c’est pas drôle du tout.

Blague à part, je dois tout-de-même admettre que l’art de raconter n’est pas donné à tous.  Non je n’ai pas ce talent mais heureusement, il y a plus d’une façon de le faire. J’aime les vieux objets, ceux qui ont subi l’effet du temps, ces marques de vie qui nous raconte une histoire différemment, c’est très cinématographique !

La puissance de l’empreinte

Un de mes amis a un fils qui a une maladie incurable, il décèdera probablement avant qu’il atteigne la vingtaine. Un jour il m’a raconté ceci : « il venait de neiger, mon fiston s’habille pour aller jouer dehors. Le soir venu, pendant qu’il dormait, j’ai regardé par la fenêtre et j’ai vu ses petits pas dans la neige. C’était comme s’il était là, Je le voyais courir, je l’entendais rire et je n’ai pu m’empêcher de me dire que ces traces disparaîtront à jamais. Ça me rappelle qu’un jour il va partir. » Voilà de quoi je parle, l’image qui évoque, celle qui raconte. Une banalité devient tout à coup la vie de l’enfant qui s’écoule comme ses pas dans la neige qui fond, une poésie aussi évocatrice que triste.

Nommer l’innommable

Juin 2008, je suis au musée de la paix à Hiroshima, lieu commémoratif de la bombe A. Je déambule entre la fascination et un malaise troublant. Je marche dans une plaie qui ne se cicatrisera probablement jamais et j’appréhende difficilement ce qui m’attend, ça me fait peur. Dans un coin, une reconstitution grandeur nature. Un éclairage de feu, des mannequins, une femme et un jeune enfant, ils fondent, comme un gruyère. Le pire cauchemar du musée Grévin. Une reconstitution qui parle, certes, autant qu’un sampuru. Je prends un peu de recul, rien à faire. Malgré la cruauté innommable de la scène, je sens l’absence, le faux, le joint des articulations, les vêtements brulés à la torche, placés, collés, shootés à la cacanne… Pourtant, c’est bien fait !?
Je déambule encore.

Souder le temps

Un peu plus loin il y a des vitrines dans lesquelles sont étalés des petits objets. Je m’approche et voilà que ça se passe : je suis bouleversé. Cette fois c’est criant de vérité. La chaleur a noirci le verre et soudé les rouages d’une montre à gousset. On distingue encore les aiguilles qui se sont heurtées à cet instant. 8h16 du matin, Little boy, la dissuasive bombe atomique a tué 75 000 personnes sur le coup le 6 juin 1945. Le mouvement des aiguilles s’est arrêté là, à ce moment précis où le monde a changé. La guerre idéologique s’est faite dégommer par l’ère nucléaire. De la blessure thermique à la guerre froide, la suprématie Américaine s’exprime, la Russie veut la bombe, le Japon et l’Allemagne se recroquevillent dans la douleur et la honte, l’un pour l’holocauste, l’autre pour l’abdication. Cette montre au beau fixe témoigne avec puissance de ce moment charnière de notre histoire qui m’est raconté par l’empreinte, la trace, l’état. J’aime l’objet qui témoigne : les carreaux cassés d’une porte de chêne, une vieille enclume aux angles meurtris, un reste de viande hachée dans un frigo vide, les traces d’ongles sur le béton des chambres à gaz ou cette montre à gousset soudée dans le temps, l’état des choses parle, rit, pleure, crie, hurle mais toujours dans une silencieuse inertie. C’est là la puissance de ce langage.

L’état de l’objet, c’est l’objet de mes histoires, c’est l’objet de mon prochain film. Voilà comment je souhaite raconter en image. Je préfère bien montrer que mal raconter et le cinéma d’animation de volume est un genre tout indiqué pour de telles mises en scène. Une lentille macro, une lumière rasante, un point de vue aux angles excessifs, un rendu plus grand que nature qui magnifie la cassure, l’éraillure, la torsion, la rouille, la rupture. J’aime désigner de cette façon, forcer l’objet à se raconter. C’est d’ailleurs une approche que j’ai abordée dans mon dernier film Bydlo. Cela étant, l’absence de récit ce n’est pas simple. C’est maintenant le plus grand défi que je dois relever avec ma production actuelle Auto-Psy (ONF). C’est angoissant, c’est périlleux, c’est risqué et peut-être même improbable mais je prends le pari et je le fait avec plaisir et passion.

Ah oui, pour la blague du début, j’ai oublié de mentionner que le gars qui prend l’avion, c’est un cannibale !

Soyez indulgents…
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image: Auto-Psy
Réalisateur : Patrick Bouchard
Productrice : Julie Roy
Production en cours
Office National du film du Canada

 

Image: Bydlo est un mot Polonais qui signifie « bétail » ou par extension « travailleur de basse classe. »

Pour ceux que ça intéresse, vous pouvez visionner le film à l’adresse suivante :
https://www.onf.ca/film/bydlo_fr

Bon visionnement !

 


15 février 2016