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Cinéastes Invités

L’Histoire de paons

par Geneviève Dulude-De Celles

Dans notre métier, on est amené à faire toutes sortes de choses pour que les films sur lesquels nous travaillons puissent se réaliser. J’essaie quand je peux d’être scénariste, réalisatrice et productrice au développement. Mais j’ai été aussi perchiste (avec un bout de bois), scripte, troisième assistante réal, photographe de plateau, aide au casting, chorégraphe, figurante, maquilleuse (de goutte de lait sortant de seins), cantinière et dresseuse d’animaux.

De tous les postes que j’ai pu occuper dans le domaine du cinéma, ma courte carrière en dresseuse d’animaux est de loin mon expérience la plus épique et ridicule. Voici donc, pour initier mon mois dédié à ce blogue, une histoire impliquant un court métrage à très très petit budget, un paon-acteur et sa doublure, ainsi que deux productrices reconverties pour l’occasion en dresseuses d’animaux.

J’ai travaillé récemment au sein de l’équipe de production d’un court métrage comportant quelques défis de taille, dont celui d’avoir parmi sa distribution un paon acteur. Celui-ci était présent dans plusieurs scènes, dans des contextes où il devait déambuler par exemple, dans le stationnement ou sur une poubelle d’un restaurant Lafleur sur la rue Notre-Dame à Montréal, dans un terre-plein urbain, et lors d’un duel de mise à mort avec l’actrice principale. Comme les spécialistes en «animaux du cinéma» coûtent assez cher… et trop cher malheureusement pour le petit budget dont nous disposions, nous avons dû envisager d’autres solutions.

Nous avons évalué plusieurs possibilités, du CGI, jusqu’à l’achat d’un paon sur Kijiji. Devant l’impasse, j’ai demandé conseil à mon papa, qui avait déjà pu prouver son ingéniosité en matière de demande absurde impliquant des animaux, m’ayant déniché par le passé une vingtaine de perchaudes ainsi que quatre canards pour un autre tournage.

Mon papa a donc appelé le gentil-vétérinaire-de-mon-rang-d’enfance qui a chez lui quelques oiseaux exotiques. Celui-là même qui, pour un autre de mes tournages, s’était levé à 4h du matin pour attraper dans son étang quatre canards – parce qu’à 4 heures du matin, ils sont plus calmes. Mon père me rappelle et m’annonce tout fier qu’il n’a pas trouvé un paon, mais bien 20 paons, et que le gentil-vétérinaire-de-mon-rang-d’enfance acceptait de nous prêter deux de ses bêtes pour notre tournage. Quelques mois plus tard, ma collègue productrice et moi-même endossions le rôle d’animal wrangler en enfilant nos paons dans une Dodge Grand Caravan ayant juste assez de place pour leurs queues de 6 pieds.

Avant de nous «envoler» vers la ville, nous avons eu bien sûr droit à un entraînement du vétérinaire, nos premiers pas en tant que dresseuses de paons. Voici ce que nous avons appris :
– Les paons sont des animaux sauvages qui ne sont aucunement séduits par l’idée d’avoir de la nourriture à proximité. Au contact d’humains, ils se disent plutôt «je vais mourir, je vais mourir, au secours, je dois me sauver ».
– Les paons, sont forts, vraiment très très forts ;
– Les paons font constamment caca ;
– Les paons se transportent dans un sac en jute plutôt que dans une cage ;
– Les paons font un bruit de trompette quand ils crient ;
– Lorsque les paons sont stressés, ils ouvrent la bouche ;
– Les paons volent.

Les paons volent ? Les paons volent, oui. Et quand même assez haut. Nous l’avons assez bien compris lorsque nous avons exercé notre système d’attache chez le vétérinaire. La première fois que nous avons essayé de prendre un paon par les ailes, il s’est échappé (leçon numéro 1 : les paons sont forts). Et il s’est envolé pour aller se percher sur le haut d’un cabanon. Le vétérinaire s’est alors exclamé que si nous avions été à Montréal, nous les aurions perdus. Pour toujours.

Nous avons ajusté notre tir et appris à mieux les maîtriser, tels des cowboys de la volaille. Nous sommes donc parties sur la route avec le paon et sa doublure, bien installés dans leurs sacs de jute au fond de notre mini van.

Nous avons amorcé notre tournage en douceur. Nos paons acteurs se sont révélés être étrangement calmes et coopératifs, régissant assez bien au fait d’être installés sur le couvercle d’une poubelle du Lafleur, près d’une équipe qui s’ajustait et d’une comédienne qui lui lançait du ketchup. J’ai cru pendant un instant que nous avions réussi à les amadouer, ou qu’ils s’étaient peu à peu habitués à notre présence… Avant de me dire qu’ils avaient plutôt accepté la mort avec résignation. Pour essayer de les ménager un peu, nous alternions entre nos deux paons pour chaque prise, dépendamment de qui avait la bouche fermée (leçon numéro 2: se fier à l’ouverture du bec pour connaitre l’état psychologique de nos bêtes).

 

Nos premières journées se sont très bien passées. Les paons ont eu droit à un traitement de luxe dans le cabanon de ma collègue dresseuse de paons qui pour l’occasion avait été reconverti en hôtel animalier, avant de se changer en tapisserie d’excréments (leçon numéro 3 : les paons font constamment caca). Tout le monde s’était habitué à la présence de nos petites bêtes. Nous avons découvert que paon Drew avait un tempérament plus détendu que paon De Celles (rebaptisés du nom de leurs dresseuses pour les identifier). Nous nous sommes amusées à faire une série de selfies badass, et à diriger leur regard lors des prises, en ayant l’impression de révolutionner le genre du film western.

Nous avons également eu droit à quelques frousses. Le moment le plus délicat s’est produit à la toute fin de notre tournage, lorsque nous avons dû changer de location à la dernière minute pour nous retrouver dans un terrain vague à proximité d’un boulevard. Le paon devait circuler dans l’espace, dans un plan assez large. Ma collègue le tenait au bout d’une corde élastique attachée à sa patte. Il était bien important que la corde soit élastique pour qu’il n’y ait pas de tension, afin d’éviter de lui briser la patte. Nous étions donc loin du paon pour lui laisser assez de place pour circuler. C’est au moment où le paon a décidé de se diriger vers le boulevard où circulaient des voitures que nous avons réalisé avoir sous-estimé l’élasticité de la corde. Les efforts de ma collègue pour le retenir furent vains. J’ai donc dû courir à la suite du paon pour me jeter sur lui au bord de la route, tel un joueur de football. J’essayais d’imaginer la réaction des automobilistes : voir un paon s’approcher de la route, puis une fille sauter dessus pour l’immobiliser. Cowboy je vous dis, cowboy.

Le paon a survécu, nous aussi. Nous les avons remis au vétérinaire avec quelques plumes en moins et le cœur un peu triste de devoir les quitter. J’ai eu l’odeur de caca collée aux narines et fait des rêves étranges de safari urbain pendant plusieurs jours, mais je garde de cette expérience un assez bon souvenir. On est amené à faire toutes sortes de choses, parfois ludiques et ridicules, pour que nos films se réalisent… Et je dois dire que ça me plaît. C’est aussi ça faire du cinéma.

 


17 juin 2015