Quand une parole est offerte, elle ne meurt jamais
par Jean-François Lesage
Pour le blogue de 24 images du mois de mai, j’ai décidé de mener une petite enquête : quels sont les aphorismes, les citations, les fragments de sagesse qui habitent le processus créatif des cinéastes et des artisans, artisanes du cinéma ? J’en ai contacté une quarantaine. Certains ont puisé dans le journal de leurs propres pensées sur le métier, d’autres nous livrent des joyaux venant d’artistes, de philosophes ou d’illustres anonymes. Voici ce que j’ai recueilli.
PS : désolé chers lecteurs, chères lectrices, je n’ai pas traduit toutes les citations en anglais. Je ne voulais pas m’aventurer dans une traduction approximative de Lord Byron, Charles Bukowski ou Virginia Woolf.
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Simon Plouffe
Ce qui m’a inspiré pour mon dernier documentaire, c’est un poème de la poétesse innue Joséphine Bacon
Menutakuaki aimun,
apu nita nipimakak.
Tshika petamuat nikan
tshe takushiniht
Quand une parole est offerte,
elle ne meurt jamais.
Ceux qui viendront
l’entendront
Pierre Perreault dans Activiste poétique entretien avec Simone Suchet p.47, pour sa réflexion sur le documentaire.
Ma réflexion n’est pas préalable au film mais nourrie par lui. Faire un film, c’est faire une recherche où l’on réunit des éléments que l’on compare. On emprunte au vécu des gens des matériaux que l’on regarde et dont on essaie de comprendre le sens en les comparant les uns avec les autres. Le résultat propose une vision et des impressions diverses mais certainement pas une vérité.
Michel Chion dans L’audio-vision , p.32, pour l’importance du son.
[…] le son est plus que l’image un moyen de manipulation affective et sémantique insidieux. Soit que le son nous travaille physiologiquement (bruits de respirations); soit que par la valeur ajoutée, il interprète le sens de l’image, et nous fasse y voir ce que sans lui nous ne verrions pas, ou verrions autrement.
L’image est tirée du dernier film de Simon, Ceux qui viendront l’entendront. Le film sort le 8 juin à la Cinémathèque québécoise et le 10 juin (pour une soirée seulement) au Cinéma du Parc avec sous-titres anglais.
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Caroline Martel
La première citation a été sur la porte de notre salle de montage pour Le fantôme de l’opératrice pendant des mois. Elle est issue d’un film corporatiste du Bell System des années 1940, prononcée par un ingénieur en chef devant l’effort de guerre dans lequel tous les paliers de la compagnie devraient s’engager :
It’s unbelievable, fantastic, impossible and we’ll do it
La deuxième :
Documentary structure has more in common with videogames than fiction, each successive scene introducing new levels of discovery and complication with an uncertain path.
Fernanda Rossi
La troisième, une citation classique pour nous accompagner quand on doit transiger avec les administrateurs et autres fonctionnaires de l’industrie :
Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront.
René Char
Enfin, une belle citation qui a influencé la construction du film Le chant des ondes.
En respectant à la fois un ordre, une structure ferme et la souplesse d’un climat de confiance et de joie, nous ouvrons les portes à l’improvisation et à la création : tout devient possible
Maurice Martenot (Principes fondamentaux)
L’image de couverture est issue des recherches doctorales de Caroline sur les cinémas à Expo 67, il s’agit de La création du monde, Le Diapolyécran d’Emil Radock, Pavillon de la Tchécoslovaquie, Expo 67, Collection @Centre d’histoire de Montréal/Archives de la Ville de Montréal
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Pascale Ferland
René Bail, le protagoniste de mon film Adagio pour un gars de bicycle, avait un livre fétiche qu’il lisait et relisait ad nauseam: Hypatie ou la fin des dieux de Jean Marcel, dont un extrait bien précis l’émouvait infailliblement jusqu’aux larmes, sans qu’il ne puisse expliquer exactement pourquoi. À travers l’émotion, je n’arrivais pas à distinguer les mots. Nous changions de sujet. Plus tard, alors que j’en étais au montage du film, René Bail fut admis aux soins palliatifs de l’Hôtel Dieu en phase terminale d’un cancer. Il me fit cadeau de son livre dont il n’aurait plus besoin, et je pus enfin lire l’extrait mythique, un legs insoupçonné qui s’avéra par la suite fondamental, tant pour moi que pour le film.
À l’âge de 40 ans, René Bail avait été victime d’un accident de moto. Il fut défiguré par le feu et profondément brûlé sur plus de 65% de son corps. De fait, à chaque fois qu’il relisait son extrait, il revivait la métaphore de son accident. Cette prise de conscience et la mort de René Bail qui s’en suivit quelques jours plus tard, correspondent aux souvenirs les plus chavirants de ma vie.
Alors, emporté par une force qui n’était plus tout à fait la sienne, Philamon relevant le front vers l’astre l’offrit comme en un sacrifice à la consommation de la lumière et plongea ses yeux dans l’intensité du vaste feu. Avec une ardeur qui lui fit aussitôt apparaître un sourire bienheureux dans le pan de sa longue barbe grise, il fixa en son centre l’insoutenable regard du soleil. Pas un instant les paupières ne s’abaissèrent pour faire obstacle à ces noces incandescentes entre les yeux de Philamon et l’incorporelle, mais puissante présence de la lumière. La cornée s’assécha peu à peu, puis crépita en mille étincelles pour laisser pénétrer l’indescriptible de toute chose. Les prunelles se dilatèrent jusqu’à couvrir l’entier des orbites; en un instant, celles-ci flambèrent comme deux brasiers. Et pendant que l’incendie, par le réseau des membres, par la veinure du sang, se communiquait à tout son être tapi en ce vieux corps de psalmiste, Philamon fixait toujours le coeur du feu royal jusqu’à ce qu’il ne sût plus si c’était lui qui regardait le soleil ou si c’était le soleil qui regardait au fond de lui, anéanti de lumière, ivre plus encore que des dieux. C’était le solstice de l’âme.
Et voici une citation de Pauline Julien alors qu’elle venait tout juste d’être libérée de prison:
Je suis une chanteuse libre et je chante ce que j’ai envie de chanter. Ils veulent nous couper la tête et nous empêcher d’avancer, mais je crois qu’ils se trompent. Je ne changerai pas et je suis plus déterminée que jamais à faire ce que je crois qu’il faut faire ici, au Québec.
L’image est tirée du prochain film de Pascale, Pauline Julien: intime et politique dont la sortie est prévue cet automne.
29 mai 2018