Que quelques solitudes – III
par John Blouin
Dans le centre du centre de Lima, j’habitais une fausse ruelle. Ne me souviens plus de la place. Sauf ma grande fenêtre qui s’ouvrait sur un toit de verre pilé. Un vieux barbelé pris en position fœtus. Des pigeons ou des geais bleus en lipsynch vers midi. Me souviens de la délicatesse d’une poignée de feuille de coca, dans du rhum brun, pour la nuit. Des poèmes sur papier calque. Jeune vingtaine dans le vide, sans le génie, avec l’élan de Bukowski. Écrire et tout le reste, Painkiller de Zorn remplaçant Mahler. Avec la main street et les touristes qui s’agitaient pour partir avant minuit. Peligroso. Entendre les toiles de fer des boutiques qui se ferment ensemble comme écrans, et les baluchons multicolores s’ouvrant là-dessus, bloquant tout le reste. Les mains illégales offrant tout, et les faces du Che sur les g-string, les lighters sans gaz aussi. De fausses diseuses de bonnes aventures cheap cheap et trop belles guidant la marche d’hommes tentés par l’espoir. Un théâtre de rue sur une grande fontaine sèche comme scène. Me cache la face. Walt Disney, pour vrai. J’adorais.
Disons que c’était le dernier soir pour moi à Lima… le golden hour direct dans la face, sur le jaune de la Plaza de Armas. Venant de la fausse petite ruelle. Sur les ombres qui s’étirent, des cireurs de souliers doivent se battre encore, et des jeunes filles autour de 14 ans se vendent déjà bien ici et là. Tranquille, seul et en manque d’images. Le noir et l’orange du crépuscule pressent tranquillement ces gens qui s’en vont, qui hâtent le pas. Fin des faisceaux du soleil, et sensation de solitude. Sans vouloir voir personne, ne me restait plus que le cinéma.
Il y a des nuits où le vrai est dans les rues de Lima. Comme un kid, sachant le réel, le brouillon. Sentir le souffle climatisé et des portes ouvertes du cinéplex. Trop heureux, un homme me dit qu’ici c’est comme chez moi. Lui en ait jamais voulu. Des petits couples, des odeurs de pop-corn et un escalier roulant une fois rentrée dans le manège. J’ai résisté. Restait la pertinence rétinienne, grâce au noir.
Jeune nuit
Hors guides de voyages, hors reste du monde, on m’avait dit un autre cinéma. L’Eldorado peut-être, ce qui en restait. À bout de moi, j’ai payé 50 centivos pour Cast Away. Et un autre pour le popcorn perdant pas juste son sel. Être là quêtant cohérence. Au seuil de la porte de la seule salle, une poule comme portière, un gloussement, elle picore dans la pénombre. Lucky girl.
En retard, hors du temps, j’avais manqué plus que les vieux trailers…. Des bancs en bois décimés. De vieux rideaux de velours rouge et chauve. Un écran tâché en pattern, ne sachant plus quoi faire avec la lumière. Un couple en route pour baiser dans le coin. Les yeux tranquillement fondaient des îles, des ombres d’hommes et de femmes ici et là. Sans plus. Et grâce au couple s’humidifiant en choeur, tout le reste n’était que solitude. Pire que Tom Hanks. Une vieille dame à deux dents s’assit en angle entre moi et l’écran. Tout d’elle se liquéfia ou s’effrita… sauf ses yeux attentionnés, perdus dans l’écran, rendant tout ça important. Un ivrogne qui tanguait réussit à se mettre debout, l’ombre de sa tête sur l’écran, sa tête tranquillement se juxtaposant à l’ombre… homme en direction de l’écran. Avec sa délicatesse, il plaça sa main dans le coin, hors lumière, hormis le bout de ses doigts dans l’image. Il pissa en silence, side by side avec le speaker de gauche. En stéréo Wilson qui s’en va au large… la sueur s’agglutine en sanglots. Mes épaules sursautent dans le vide. Un cinéma, plus qu’un écran.
24 avril 2014