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Cinéastes Invités

Quelques notes sur l’esperanto et les limites de l’ironie

par Matthew Rankin

1.) Impossible de s’en défaire: vos films seront tel que vous êtes. Personnellement, je me situe quelque part entre un désir sincère d’utopie et une bouffonnerie ravagée par le désenchantement. Ainsi, lorsque j’échoue comme cinéaste ou comme être humain, c’est souvent parce que je ne calibre pas avec assez de justesse les degrés d’ironie et d’honnêteté. Trop d’ironie, et le travail devient suffisant. Trop d’honnêteté et il devient précieux. Ce sont de réels dangers, car je m’intéresse tout particulièrement à ces moments bien spécifiques où une alchimie transcendante opère, lorsque l’ironie parvient à se transformer en quelque chose de véritablement honnête.

 

2.) J’ai commencé récemment à étudier l’Espéranto, cette langue artificielle de l’idéalisme international. Inventé par Ludwik Lejzer Zamenhof (אֱלִיעֶזֶר « לײזער » לֵוִי זאַמענהאָף) en 1887 pour servir de second langage neutre à l’humanité, et ainsi favoriser la compréhension et l’amour entre toutes les nations du monde, l’espéranto incarne aujourd’hui un mouvement utopique qui a échoué, même si de nombreuses bonnes âmes continuent à lui dévouer temps et énergie. À l’instar de paumés déprimés sauvés par un séminaire de Robert McKee, l’espéranto a eu une immense influence sur ma vie insignifiante.

3.) Le premier vrai rôle de William Shatner a été dans un film d’horreur entièrement en Esperanto, Incubus (1966) où il jouait de façon terrifiante aux côtés de Milos Milos, le mystérieux garde du corps serbe d’Alain Delon et meurtrier présumé de la cinquième femme de Mickey Rooney, Carolyn Mitchell

4.) Mon histoire préférée reliée à l’Espéranto concerne Petr Ginz (1928-1944). Ce fils de dévoués Juifs Espérantistes à Prague, aux multiples talents, devint une source de bonté et d’inspiration pour les pauvres prisonniers du camp de concentration de Terezin sous le troisième Reich. Lors de son incarcération, Ginz façonna le premier dictionnaire Tchèque/Esperanto au monde, créa un journal bien optimiste nommé Vedem (ce qui, ironiquement, veut dire “nous menons”) et dessina de fantastiques peintures et croquis pour encourager et inspirer ses co-détenus. Ginz a été assassiné dans les chambres à gaz d’Auschwitz en 1944, peu de temps après avoir dessiné un de ses plus célébres croquis “Moon Landscape”. Dans ce dernier, depuis la lune, on peut voir toute l’Europe.

Moon Landscape, 1942-1944

Le premier astronaute d’Israël, Ilan Ramon, lui-même fils de survivants de l’Holocauste, a obtenu une permission spéciale de l’organisme Yad Vashem Holocaust Archive pour pouvoir emmener Moon Landscape avec lui dans l’espace lors de l’expédition Columbia en 2003. Il voulait que son expérience soit reliée au souvenir du jeune Petr Ginz et à la resilience et à l’imagination que ses dessins incarnaient. Le 1er février, la navette Columbia explosa lors de sa rentrée dans l’atmosphère, tuant Ramon et les autres membres de l’équipage et détruisant cette vision du monde de l’Espérantiste assassiné, au moment où l’on aurait du célébrer son 75e anniversaire.

5.) Au congrès international d’Espéranto qui se tenait à Reykjavic l’été dernier, j’ai pu rencontrer la grandiloquente rock star du movement: Kim J. Henriksen. Kim est extrêmement célèbre dans le monde de l’espéranto, les adeptes l’adulent comme s’il était Elvis. Sa plus grande tune, “Sola” (“Seul”) explique combien les Espérantistes sont solitaires puisqu’ils n’ont personne à qui parler. Mais assiter au Congrès universel et y rencontrer de nouveaux amis rend la vie espérantiste beaucoup moins « sola » selon l’hymne utopique de Kim. Alors que Kim chantait sa ballade sentimentale à l’Esperanto Dance Party, ses fans enthousiastes ont formé un demi-cercle admiratif devant lui, ondulant doucement à l’unisson en tenant au-dessus de leurs têtes des objets lumineux. Mon nouvel ami, Chang, de Macau, me pressait de le rejoindre sur le dance-floor pour lui prendre la main et chanter en choeur. Mais à ce moment, je me cachais dans l’ombre, vacillant sous les assauts d’une migraine d’ironie. J’ai quitté la fête, misérable, seul et fâché contre moi-même. “Pourquoi vois-tu tout comme ridicule” me suis-je demandé en essayant de me confronter moi-même, “Pourquoi est-ce que tu ne peux pas juste croire à quelque chose”

 

6.) Mon premier film en Espéranto est narré par le grand internationaliste croate Ivo Lapenna que j’ai rencontré via le merveilleux documentaire The Universal Language de mon ami Sam Green. Ce qu’Ivo y disait, dans un discours prononcé aux Pays Bas en 1954, était si idéaliste que je ne pourrais le traduire avec assez de précision. Car ce degré d’honnêteté ne peut s’atteindre que via l’Espéranto.

Larĝe kaj alte (omaĝo al doktoro Ivo Lapenna) from Matthew Rankin on Vimeo


19 septembre 2014