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Cinéastes Invités

Quelques observations québéco-winnipégoises sur le réalisme suicidaire

par Matthew Rankin

1) La première fois que j’ai rencontré Simon Lavoie, j’étais complètement ivre et c’était au Festival International du Film de Toronto. J’avais raté la projection de mon propre film, envoyé des textos aussi ridicules que désespérés à toutes mes ex-petites amies et réussi à briser en deux une cuvette de toilette avec mon crâne. Donnez-moi une bourse de la SODEC !

2) Depuis une décennie, le cinéma québécois semble s’enfoncer dans une espèce de Weltschmerz nihiliste et austère que je me plais à nommer le réalisme suicidaire. Un mouvement qui se caractérise par son intérêt pour une forme de mélancolie, morne et inconsolable, doublée d’une préoccupation thématique constante pour le suicide. Un film placé sous le signe du réalisme suicidaire se concentre le plus souvent, mais pas toujours, sur un personnage masculin aux prises avec une dépression que rien ne semble pouvoir soigner. S’il a des amis, ces derniers ne lui apportent aucun réconfort ; s’il a des dons, ceux-là sont invariablement gaspillés ; s’il recherche une intimité sexuelle, celle-ci ne fait que l’enfermer davantage dans son étrangeté. Alors que sa vaine existence avance avec la douleur comme seul horizon, le personnage finit en général, quand le film atteint son dénouement, par commettre un geste autodestructeur.

3) Le Québec est une grande nation de cinéma et le cinéma est généralement l’expression de l’état d’esprit d’un pays. Les films du réalisme suicidaire révèlent l’image d’un Québec incapable de ressentir le moindre bonheur. Aucun Dieu ne veille sur ce Québec-là, aucun espoir n’y est possible, aucun amour compensatoire pour soulager cette souffrance. À en croire les formes les plus pures du réalisme suicidaire, tout est néant. Plus rien n’a de valeur, il n’y a aucun avenir, aucune lumière, excepté la fausse catharsis de l’autodestruction pour quelqu’un qui est déjà mort. Pour les réalistes suicidaires, le monde est un tombeau refermé à jamais sur la déception post-référendaire.

4) Selon moi, le réalisme suicidaire constitue le coeur créatif même du cinéma québécois contemporain. Dans le cas et de ses artistes visionnaires – Simon Lavoie, Mathieu Denis, Anne Emond, Maxime Giroux, Nicholas Roy – et  de ses représentants plus marginaux et excentriques – Sébastien Pilote, Sophie Goyette, Guy Édoin, Yves-Christian Fournier, voire Stéphane Lafleur et PODZ ainsi que Denis Côté pour au moins un de ses films – le mouvement du réalisme suicidaire mobilise les plus grands talents de cette génération .

5) À Winnipeg, nous faisons des films sur les poissons.

FISH ARMS from Mike Maryniuk on Vimeo.

 

 

6) J’irais même jusqu’à dire que le seul cinéaste québécois qui échappe totalement au réalisme suicidaire est Xavier Dolan. Aucun autre artiste n’arrive à se libérer complètement de son emprise photo-magnétique. Même le cinéaste le plus ouvertement optimiste du Québec, Philippe Falardeau, a structuré son film le plus remarqué autour d’un suicide (NDLR : Monsieur Lazhar). Dans En Terrains Connus (2011), Stéphane Lafleur revisite les enjeux du réalisme suicidaire – un homme-enfant impotent pris dans une odyssée autodestructrice – avec un humour poétique brillamment distillé. Le Vendeur (2012) de Sébastien Pilote axe son récit autour d’un personnage qui serait secondaire dans un récit typique du réalisme suicidaire. Gabrielle (2013) de Louise Archambault me touche particulièrement car j’y sens le désir aussi ardent qu’immense de la cinéaste de propager amour et bonté dans le monde, ce que je ne peux pas m’empêcher de percevoir comme une réponse de sa part à cette orthodoxie cinématographique de l’autodestruction et au nihilisme absolu de la plupart de ses confrères et consoeurs.

7) À mes yeux, le principal défaut de ce mouvement est peut-être l’excellence dont il se pare et l’incroyable talent de ceux et celles qui sont soumis à son règne. Le problème quand on est à la fois un nihiliste et un grand cinéaste, c’ est que l’on ne peut s’empêcher de dépeindre le monde avec de telles valeurs. Seul l’art raté est réellement nihiliste.


27 août 2014