Salut Falardeau !
par Loïc Darses
Ça fait dix ans que Falardeau est mort.
« Voilà enfin une bonne chose de faite! Claude Ryan vient de mourir », avait écrit l’ami Pierre en introduction d’un de ses pamphlets les plus notoires, publié durant son époque « JDM ». Et à lui de poursuivre ainsi sur cette lancée : « Ne reste plus qu’à l’embaumer et à fermer le couvercle. Avec sa belle tête de sous-diacre empaillée et mangée par les mites, il n’aura fait, en mourant, qu’officialiser une situation qui perdurait depuis longtemps. »
Diantre qu’il ne s’en fait plus des comme ça! Et je ne parle pas des Claude Ryan…
Dix ans, c’est peut-être l’âge auquel j’ai rencontré Falardeau. Et par rencontré je veux dire : découvert ses films. Notre rencontre en bonne et due forme ne s’est officialisée que quelques années plus tard, dans l’un des nombreux corridors empoussiérés du Collège de Montréal. Mon doigt passait alors en revue chacun des visages de jeunes hommes bien mis et à la chevelure luisante de la cohorte ’65 jusqu’à ce que mon index ne s’arrête sur la bouille de nul autre que Julien Poulin. « Ouin, ça fait drôle de voir Elvis Gratton si “well-groomed” », avais-je alors pensé. Puis, non loin de là, je découvrais enfin ce que j’étais vraiment venu trouver : le portrait de Falardeau.
Une bonne tête de vainqueur, gaillarde, mais avec une sorte de tristesse dans le regard. Un regard qui, déjà, en avait trop vu. Et c’est ce même regard qu’il nous offrit toute sa vie durant, à travers son cinéma. Lui qui avait tout vu (et trop à part d’ça), mais qui persistait tout de même à nous montrer ; nous montrer nos contradictions, nos faiblesses, le pathos de notre condition, certes, mais aussi cette ténacité qui fait de nous qui nous sommes. Et toute la force tranquille de ce regard triste, qu’il conserva d’ailleurs tout au long de son chemin, et ce, même durant ses plus lyriques envolées, c’est celle de l’Homme faisant face au monde, avec tragique et résilience.
Je me souviens, dans ce corridor du Collège de Montréal, m’être senti pour la première fois chez moi là-bas. Venant d’un milieu socioéconomique bien plus modeste que la majorité de mes collègues, mes premières années au collège furent plus difficiles au niveau de l’intégration. Mais sachant désormais que si lui était passé par ici et était devenu qui il était, je reconnaissais au fond de moi que ces murs pouvaient éventuellement aussi être les miens. Et je me souviens encore m’être promis à ce moment précis : « un jour ma photo prendra la poussière dans l’un de ces cadres et plus tard je serai moi aussi cinéaste ».
À cette époque et même un peu plus tôt encore, on écoutait à la maison, en boucle et avec certaines scènes sur repeat, quatre trilogies : Le seigneur des anneaux, La guerre des étoiles, La matrice et… Elvis Gratton. Qu’on en commun ces blockbusters américains avec la proverbiale vache à lait de Falardeau? « Think big, stie! »
Je rigole, bien sûr, mais il y a du vrai là-dedans… et je suis certain qu’une analyse du Hero’s Journey selon l’archétype de Joseph Campbell serait on ne peut plus à propos pour le personnage d’Elvis Gratton : des Padres de San Diego sur la beach de Floride à une apothéose en supernova de marde dans un hôpital de Montréal ; il y a absolument quelque chose à creuser là. Étudiants à la maitrise en cinéma : à vos claviers!
En fait, plus sérieusement, je me rends compte que sans le savoir mon jeune cerveau apprenait déjà là à dialoguer (et en français siouplaît!) avec cette espèce de drôle dissonance identitaire qui survient inexorablement en poussant comme Québécois dans l’immense contrée anglo-saxonne qu’est l’Amérique du Nord. Et c’était aussi, d’un certain point de vue, le germe de mon propre cinéma — je suis encore très jeune, donc c’est assez weird et inexact de parler de « mon cinéma », une formule telle que « le cinéma que je compte faire mien » est sans aucun doute plus approprié, bref.
Un cinéma qui, plus il se développe, s’ancre en plein dans ce terreau fertile, à mi-chemin entre québécitude et américanité, empruntant tropes et conventions des films à grandes recettes, en ajoutant cependant à la pâte cet ingrédient bien unique à notre expérience, ce « oumf » intangible que l’on essaye de décrire quand on se met à parler du Fleuve, de la 132, des épinettes noires et des patates frites avec sauce barbecue et fromage en crotte dans un petit cup de styromousse. Spécificité qui, d’une certaine façon, nous fait vivre, à notre manière, à l’échelle du continent.
Puis, le temps a passé… J’ai entendu le kid colonel de Peasoup nous raconter ses rêves « PFKiens », j’ai ragé devant la bêtise du « Beaver Club » du Temps des bouffons, j’ai remonté des scènes du Steak en classe de montage à l’école de cinéma, j’ai pas (encore) vu Le party, j’ai été un peu déçu par Octobre et j’en ai braillé une shot pendant 15 février 1839. Mais au-delà de ses films, c’est aussi le personnage qui nous a tous marqués.
Et ô qu’il nous manque ce cher Pierre…
À une époque de plus en plus polarisée, mais où les débats sont bizarrement plus creux et stériles que jamais, force est de constater que son jusqu’au-boutisme et son je-m’en-câlisme légendaires nous feraient crissement du bien aujourd’hui.
Hélas, les temps changent et les gens disparaissent. Mais pas leurs mots, pas leurs images, pas leurs sons.
Je ne dis pas qu’il nous faudrait un autre Falardeau. Il n’y en a eu qu’un seul (Philippe, ne le prends pas mal, mais you know what I mean), comme il n’y aura qu’un seul Dolan et qu’une seule Dorion.
Mais man, des fois j’aimerais dont savoir ce qu’il pense de Legault. De la CAQ. Des ti-bas à Justin. De Steven Guilbeault. De Netflix, Disney+, Apple TV+ et Amazon Prime Video. De la SODEC, Téléfilm et des Conseils des arts. Du PQ, de QS et de Denis-fucking-Lévesque, etc.
J’aimerais ça que quelqu’un se lève et envoie chier tout ce beau monde, à dessein ou gratuitement, comme lui seul savait le faire, car il n’avait rien à perdre : il savait qui il était, qui étaient les siens et qu’est-ce qu’il était venu faire sur cette Terre.
J’aurais aimé ça lui montrer La fin des terres pis qu’il me dise qu’il a haï ça : que c’est juste un p’tit film de bourgeois du Plateau (j’habite dans Villeray, en passant) ; et que « la liberté, ça se discute pas en chuchotant sur des belles shots, mais que ça se prend à bras le corps, tabarnak! » Puis, du même souffle, par bienveillance, qu’il ajoute : « mais lâche pas mon p’tit gars, t’as du talent, c’est certain. » Sacré Pierre!
Mon prochain film, par contre, lui je pense qu’il l’aurait peut-être mieux aimé… Cercueil, tabarnak! que ça va s’appeler, pas hyper subtil j’en conviens, mais peut-être plus dans les cordes de notre cher ami.
En fait, ce titre quand j’y pense c’est aussi un peu mon clin d’œil à Pierre Falardeau, pour qui « la mort, [c’était] un grand tour en Cadillac à p’tite vitesse, les lumières allumées en plein jour. »
« Salut pourriture. »
C’est ainsi qu’il avait conclu son texte sur Claude Ryan.
Avec tous les sentiments et l’amitié du monde,
Salut Falardeau!
11 décembre 2019