Simon Beaulieu – Blogue n°1
par Simon Beaulieu
Nous avons beaucoup hésité à publier ce texte considérant la situation exceptionnelle dans laquelle nous nous trouvons. La publication de ce texte (et quelques autres) devait être coordonnée avec la sortie de mon prochain film, Le fond de l’air, sortie évidemment repoussée au regard de la conjoncture actuelle qui n’est certes pas propice à cela (il va sans dire).
Réflexion faite, nous avons jugé qu’il serait intéressant de partager malgré tout le texte ici présent, les idées qui y sont brièvement développées ayant comme objectif de poser une réflexion sur notre rapport au cinéma (surtout commercial) et aux images en général; démarche qui, au final, ne cherche qu’à ouvrir un débat positif et constructif.
Petit commentaire avant lecture. Certaines observations présentes dans le texte se trouvent être une forme de vulgarisation d’idées glanées ici et là lors de la longue recherche que j’ai effectuée dans le cadre de la scénarisation et de la réalisation de mon film Le fond de l’air. Je dois beaucoup au philosophe Bernard Stiegler dont les concepts et analyses m’ont souvent inspiré. Ainsi, je suggère à quiconque voit un intérêt quelconque aux modestes idées avancées dans ce texte la lecture du livre Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou? de Bernard Stiegler, livre absolument exceptionnel et réflexion fort inspirante sur le monde dans lequel nous vivons.
Bonne lecture
Prenez soin de vous les am.i.es!
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Au début du 20e siècle, le philosophe allemand Edmond Husserl, considéré comme le père de la phénoménologie, développa une théorie sur les objets temporels, théorie marquante à bien des égards, non seulement dans le domaine de la philosophie mais également pour quiconque tente de comprendre la constitution de l’esprit humain dans les sociétés modernes. La théorie d’Husserl et surtout la notion d’objet temporel demeurent d’une puissante pertinence aujourd’hui afin d’éclairer le monde dans lequel nous vivons.
Pour faire court, un objet temporel est un objet qui se révèle à mesure de son déploiement, un objet dont la caractéristique consiste à « l’écoulement de sa durée » en temps réel justement. Pour fonder sa réflexion, Husserl donne l’exemple de la mélodie musicale dont chaque note apparaît et disparaît au fur et à mesure que celle-ci est jouée et entendue. Ainsi, dans cet intervalle, la conscience humaine voit sa temporalité habitée momentanément par la temporalité de la mélodie elle-même. C’est pourquoi lorsque nous écoutons de la musique nous avons cette impression de sortir de soi-même, habité que nous sommes par un objet qui nous transmet sa valeur intrinsèque, son émotion, son rythme et surtout sa durée. Cela est bien entendu le cas pour la musique mais aussi pour tous les objets temporels qui nous entourent et qui sont fort nombreux à notre époque, qu’il s’agisse du cinéma, des émissions de télévision, ou encore de la publicité; en outre, toutes les formes de programmes et d’œuvres artistiques qui imposent une durée à la personne qui la reçoit et dont l’une des caractéristiques principales est la faculté d’être reproductible de manière mécanique.
La mélodie musicale n’a d’ailleurs pu être ainsi répétée à l’identique (c’est-à-dire systématiquement et irrémédiablement de la même façon et ce sans aucune variante ni altération) que grâce à l’invention d’un appareil machinique permettant justement sa parfaite reproductibilité : soit le phonographe. Le phonographe a donc permis de reproduire en boucle et à l’infini une même mélodie musicale; cela constitua d’ailleurs un tournant majeur dans l’évolution de la sensibilité humaine, moment qui coïncida avec l’époque de l’émancipation de la société capitaliste qui, à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, était sur le point de connaître de grandes transformations (celle de sa deuxième révolution industrielle notamment) avec la commercialisation généralisée de la voiture et l’édification du « american way of life ».
Si cette capacité de reproduction en série (qui n’est pas étrangère à la production sérielle qui fonda le travail à la chaîne en usine) d’une œuvre artistique peut sembler anodine et inoffensive, elle le devient beaucoup moins pour peu que nous replaçons celle-ci à notre échelle, dans le continuum de nos sociétés contemporaines où les stimuli de toutes sortes, musicaux, cinématographiques, télévisuels, publicitaires, computationnels et j’en passe, sont pullulants et omniprésents.
En fait, ces objets temporels (puisque c’est ce qu’ils sont), du cinéma en passant par le jingle publicitaire (pour ne nommer que ceux-là), sont aujourd’hui disséminés partout dans les interstices de nos vies, produisant un envahissement ahurissant de notre temps de conscience qui, dès lors, se voit soumis à la durée d’un objet qui, plus souvent qu’à son tour, est inféodé à des intérêts économiques tout-puissants dont l’exploitation de l’esprit humain en tant que marché représente la panacée. Il faut ainsi souligner le rôle charnière que joua une autre invention, encore plus déterminante celle-là, le cinématographe, dans l’édification de ce monde qui est aujourd’hui le nôtre (en tout cas en occident), grandement influencé par le modèle de la société américaine et de son grand rêve qui fait encore rêver bien des gens.
Fulgurante invention, magnifiant produit de son siècle (industriel), à la fois joyau et enfant terrible (on m’excusera l’expression), ce petit cousin de la machine à vapeur est incontestablement l’une des grandes technologies structurantes du capitalisme du 20e siècle, technologie sans laquelle l’éclosion fulgurante de la société américaine de capitalisme avancé aurait été difficile, même impossible. La mythologie américaine et américanisée avait besoin d’un porteur de ballon pour vendre son grand récit, et le cinéma était fait sur mesure pour cela. Sans le cinématographe et surtout sans l’utilisation industrielle qu’en a fait une importante portion de son industrie commerciale majoritaire, il aurait été étonnant que le modèle de société à l’américaine se répande avec une telle aisance. Cela rappelle d’ailleurs cette célèbre boutade : pourquoi les russes ont-ils perdu la guerre froide? Parce qu’ils n’avaient pas Hollywood.
Les pouvoirs publics, militaires et économiques ont vite compris le potentiel énorme de cette technologie dans sa capacité à modéliser les comportements humains en vue de les formater et de les conditionner sur mesure en fonction de leurs intérêts (souvent économiques et propagandistes). Et cela vaut autant pour l’opinion publique (cela est particulièrement éloquent dans le cas des campagnes de propagande des deux grandes guerres mondiales) que pour les savoir-faire (les métiers, le travail) et les savoir-vivre (les habitudes de vie, les mœurs).
Il est d’ailleurs fort intéressant de souligner que dès 1913 un sénateur américain prononça lors d’un célèbre comité sénatorial la phrase prophétique suivante: trade follows film. À peine à son commencement, le cinéma était déjà donc entrevu comme une arme économique et surtout idéologico-narrative. Aujourd’hui, le cinéma commercial américain ainsi que l’omniprésence dans nos vies des psycho-pouvoirs et du neuromarketing incarnent d’un même front une force de contrôle des esprits d’une domination conquérante et hégémonique sans précédent, force qu’aucune autre puissance de l’histoire de l’humanité n’aurait pu même un jour rêver posséder.
Il ne faut certes pas jeter le bébé avec l’eau du bain, cela est une évidence: il est indéniable que le cinématographe et ses enfantements ont produit d’ultimes chefs-d’œuvre qui ont embelli et embellissent toujours le monde. Mais l’analyse de l’influence du cinéma et de toutes les formes d’images narratives (autrement dit, des récits, incluant les émissions de télévision et la publicité) sur l’esprit et les comportements humains reste à faire collectivement et surtout politiquement. L’entrée de l’humanité dans l’ère horrifique de l’anthropocène, où les notions de mort et de disparition deviennent des leitmotivs quotidiens, liés à une dévastation éco-biologique calamiteuse, rend cet éventuel exercice plus nécessaire que jamais.
Il serait, de ce fait, salutaire et incontournable de produire au plus vite une critique politique et esthétique des récits narratifs dominants de tout acabit, qui sont, entre autres choses, l’un des socles sur lequel repose la société capitaliste de prédation, responsable à grands traits, dans la propagation de son esprit et de ses mœurs, d’une partie des méfaits causés à notre monde.
Une part considérable de notre temps de conscience, c’est-à-dire de la conscience d’être soi en tant qu’expérience ontologique spécifique du monde, d’être une personne à part entière dans ce qu’elle a de singulier à l’échelle même de l’existence, est occupée par une présence toujours plus envahissante de ces objets temporels (dont le cinéma et la télévision sont probablement les plus redoutables incarnations) dont la finalité est souvent unilatérale et destructrice. Les habitudes humaines étant en cela orientées vers un conditionnement comportemental qui exalte une vision néolibérale et unique du monde où toutes les sphères de l’activité humaine sont envisagées en tant que marchés économiques potentiels.
Comment pourrait-il en être autrement? Cela saute aux yeux à tous les jours de notre vie. La quantité de temps par semaine (parfois plus de 30 heures selon certaines études américaines récentes) que passe un Nord-Américain moyen devant son téléviseur (ou devant tout autre forme d’écran sur lequel sont diffusées des images narratives, peu importe leur nature) est tout simplement effarant. Comment cette exposition continue de la conscience à des objets temporels programmés souvent par les grandes corporations (et je ne parle pas ici que des GAFFA) qui gouvernent le monde selon leurs intérêts particuliers, d’ailleurs souvent empreints d’un nihilisme à tout crin, pourrait-il ne pas avoir de conséquences sur l’espèce humaine, sa psyché et son mode de vie?
Une telle occupation des esprits ne risque-t-elle pas aussi d’induire à la longue une pacification généralisée de l’appareil psychomoteur (une sorte de passivité psychique de l’esprit) où le citoyen et la citoyenne sont devenus quasi exclusivement des spectateurs et des spectatrices de tout, dont d’eux-mêmes et d’elles-mêmes et de leur monde (qui s’effondre) où leur propre désarroi se voit à son tour transformé en objet de consommation, que ce soit, dans le pire des cas, dans des déclamations tonitruantes sur les médias sociaux, et, dans le meilleur des cas, dans des formes plus articulées d’interventions, de nature artistique ou pas.
Et tout cela est sans considérer la catastrophe esthétique absolue que représente la disparition progressive de la réelle diversité narrative, les films (ou les séries) finissant presque toujours par tous se ressembler, suivant un modèle narratif mécanisé (pour ne pas dire automatisé) dont les différentes plateformes regorgent à plein (ce que certains appelleront la netflixisation du monde) et dont les audiences raffolent. Cette situation provoque ce que le philosophe Bernard Stiegler appelle « un tournant machinique de la sensibilité », tournant qui engage une véritable suppression de la singularité dans le regard (esthétique) posé sur les choses et donc une diminution de l’enrichissement de la vision sensible du monde – ce qui est aussi une forme de désastre.
Si l’on est ce que l’on mange, comme le veut le vieil adage, nous sommes également et irrémédiablement ce que nous regardons. Cela me rappelle une autre boutade, celle d’un vieux professeur de Cégep qui aimait nous provoquer: à force de regarder des navets, vous allez finir par devenir légume, nous lançait-il! L’image est incisive à souhait et probablement exagérée mais il n’en demeure pas moins qu’elle soulève un questionnement majeur, d’autant plus que la situation s’est aggravée depuis lors, le panier de films-navets et sa panoplie n’étant à l’époque en rien comparable à la quantité invraisemblable de produits dérivés disponibles sur les étals de vendeurs de films.
Au fond, tout ceci n’est pas une surprise pour personne. Nous sommes devant des mécanismes bien connus des industries capitalistes dont le profit et la croissance sont le Saint-Graal et qui cherchent l’adhésion absolue à leur dogme, n’épargnant aucun coup bas au passage. De la même manière que l’industrie de l’agro-alimentaire a soumis par la manipulation neurochimique les habitudes alimentaires au lobby des produits saturés (comme le sel, le sucre, le gras), dont la toxicité est aujourd’hui indéniable, les industries culturelles (surtout de l’audio-visuel) se sont insinuées dans la tête du citoyen-spectateur afin de conformer celui-ci à leur modèle marchand. Ce dernier (le citoyen-spectateur) se voit donc offrir, en contrepartie de la dévastation généralisée de son appareil psychique et de sa sensibilité cognitive, processus auquel il participe d’ailleurs avec une certaine bonhomie, une conscience de suppléance acquise par la visitation frénétique des objets temporels dont la consommation plutôt heureuse l’épargne de vivre dans la douloureuse expérience de lui-même (et de sa conscience humaine) l’aventure du monde, monde dans lequel il se sent de plus en plus impuissant et étranger.
En cela, il est d’une urgence capitale que les pouvoirs politiques (mais aussi l’ensemble des citoyens et des citoyennes) saisissent l’occasion qui se présente en ces temps de cataclysmes écologiques annoncés et de fragilisation généralisée du concept de société (puisque tout moment de crise implique nécessairement son lot de possibles), de produire une véritable politique de l’image-narrative et des technologies qui la supportent. L’heure n’est pas encore complètement au désespoir mais il importe de prendre conscience de la gravité de la situation et de développer un discours critique sur ce qui est trop souvent, et par un très grande nombre, applaudi à tout rompre avec une acclamation pantoise et apolitique qui est tout à fait sidérante.
Image d’en-tête : Le fond de l’air
18 mars 2020