Cinéastes Invités

Test des valeurs (1)

par Ky Nam Le Duc

Je me souviens, le soir du 30 octobre 1995, le champagne a sauté au rez-de-chaussée chez nous. Ma famille fêtait tandis que moi, seul dans ma chambre, j’avais pleuré. Je n’avais que 13 ans, mais j’en savais déjà assez, j’avais déjà une allégeance qui, à mes yeux, était inexplicablement contraire à celle de mes proches. À l’époque, je n’étais pas très populaire, je n’avais pas vraiment d’amis, personne avec qui partager cette déception. J’enviais mes collègues d’école qui avaient passé la soirée ensemble, qui ont pu se lamenter ensemble cette disparition. Cette défaite, j’ai dû la porter longtemps seul, comme un secret inavouable. Et comme on le sait tous, ce sont les peines secrètes que nos coeurs portent le plus lourdement.
J’aimerais dire que tout ça, c’est maintenant du passé, mais je dois avouer que je ne suis jamais tout à fait confortable durant la St-Jean. Premièrement, Paul Piché, je suis vraiment plus capable et deuxièmement, le fleurdelisé, je ne pourrai jamais me le draper sur mes épaules sans un certain sentiment d’illégitimité. Je vous dis ça et ça semble inexplicable, je suis né ici, mais c’est certainement commun chez nous, les gens de l’immigration. Toute démonstration flagrante de nationalisme nous est pénible. C’est une pudeur certes héritée de l’exil, mais c’est aussi possible que notre sentiment d’appartenance soit si fragile, précieux et magique qu’on aurait peur de briser le sort en le déployant si ouvertement.
Le même soir en 95, le premier ministre a blâmé la défaite sur les ethnies et l’argent. Je me suis souvenu de mon indignation, celle d’être de surcroît faussement accusé. Autant pour M. Parizeau que pour mes parents, j’étais ainsi donc un traître. Lose-lose, comme ils disent. La limonade que j’ai tirée de ces citrons, c’est que j’ai fini par m’approprier l’échec souverainiste d’une façon personnelle et intime, comme le reflet sociétal de ma propre inadéquation identitaire. D’une certaine façon, je pouvais ainsi me considérer comme l’incarnation du parfait Québécois, soit celui pour qui toute réelle reconnaissance est tragiquement impossible.
En visitant le Viêt Nam il y a quelques années, mes cousins avaient commenté les différences physiologiques que je présentais. Au-delà de mon teint (hâle) septentrional, il apparaît que je porte aussi certaines déformations permanentes, donc celle de ma mâchoire, fruit de la laborieuse langue française (sans parler de ses effets délétères au niveau psychiatrique). Dans quelques années, ils pourront aussi pointer mon dos voûté (par la neige) ainsi que la vacuité de mes propos (TVA). Ainsi, il semblerait que bien malgré nous, au fil des années, nous finissons par refléter d’où nous provenons.

 

Cela dit, le test des valeurs de la CAQ, je ne sais pas si je le réussirais. Tout ce que je sais, c’est que je suis un fils de la forêt boréale, que sur mon lit de mort, ce sera de ce territoire, de ce ciel parfois austère, parfois éclatant, de cet angle spécifique entre le soleil et nous, de ces mauvaises routes, de cette gradation cosmique de feuillus et de conifères, dont je me lamenterai à mon départ. Mais si on me demande quelles valeurs j’incarne, non seulement je ne saurais pas forcément le dire, mais je ne voudrais pas. C’est mon secret, mon trésor, à moi.

18 septembre 2018