Un beau plateau (deuxième partie)
par Sophie Deraspe
Depuis la rédaction de la première partie de cette entrée, la polémique a redoublé d’ardeur autour de La vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche. Après les techniciens, à Cannes, ce sont les comédiennes qui ont dévoilé le traitement abusif que leur a fait subir le réalisateur. Ici, à Paris, bien que le film ne soit pas encore sorti, ça jase fort. J’imagine que c’est pareil de l’autre côté de l’Atlantique, même si à Toronto (TIFF), les deux actrices se sont fait plutôt mièvres (elles avaient fort généreusement craché le morceau à Telluride, quelques jours plus tôt). Quoi qu’il en soit, elles ont certainement souffert. La vérité de leur jeu est là pour nous le prouver. Est-ce horrible, ce que je viens d’écrire? Est-ce que l’épreuve physique et psychologique, le péril, l’endurance, le dépassement des limites supportables rend notre travail artistique plus valeureux?
Est-ce que l’auteur torturé est plus profond que celui qui passe dans la vie avec légèreté? Est-ce qu’il faut une dose de masochisme pour sonder les humains, toucher à une vérité, faire jaillir une émotion?
Je n’ai pas besoin de réfléchir longtemps pour que des contre-exemples de films de qualité me viennent. J’imagine que l’on ne souffre pas trop sur un plateau de Stéphane Lafleur. La valeur de son cinéma tient davantage en la poétisation cinématographique d’un quotidien banal.
Mais je dois dire que la cinéphile que je suis apprécie d’un film qu’il ne la laisse pas totalement indemne. Je lui permet d’aller très loin dans la cruauté, dans la durée, dans la mise à nu. Je ne lui pardonne pas de le faire dans l’unique but de provoquer le dégoût, la peur ou l’excitation. Mais il peut prendre des chemins sombres et tortueux, il peut même utiliser un langage douteux, tant qu’il arrive à partager quelque chose de notre humanité commune. Et cette prétention, souvent consciente de la part du cinéaste, mais peut-être pas toujours, vient dans bien des cas avec un désir de dépassement de soi. Quand les acteurs se joignent à cette volonté de dépassement, il se produit quelque chose qui ressemble à de l’art…
J’ai envie de travailler avec des gens qui se mouillent. Loin de moi l’idée de les torturer. J’ai envie qu’il se mettent eux-mêmes à l’épreuve. Qu’ils y trouvent satisfaction, qu’ils se sentent habités, qu’ils aient, tout comme moi, soif d’une expérience qui se vivra et se communiquera à l’écran.
Les altérations physiques impressionnent, certes. Jouer un handicapé ou perdre 30 kilos pour incarner un rôle fait retentir l’espoir d’un grand prix d’interprétation. Mais retenons nos mauvaises langues. Avant le prix, il y a l’oeuvre. Et avant l’oeuvre il y a la volonté de ses artisans.
Chapeau les filles, Léa Seydoux, Adèle Exarchopoulos, vous vous êtes mouillées bien au-delà de vos beaux yeux.
12 septembre 2013