1957-1977 : l’avènement de la femme sujet
par Fabrice Montal
Pour ce nouveau cycle, nous avons focalisé notre ambition sur les films qui, plus incidemment au cours des années 1960 et 1970, au cœur des représentations collectives, vont agir comme vecteurs symboliques, à l’affirmation de la figure de la femme autonome ou de la femme sujet. Par celle-ci, nous entendons celle qui est maitresse de sa destinée, celle qui anime la trame du film, plutôt que servante de l’histoire d’un personnage principal masculin auquel, même d’un point de vue narratif – et donc intrinsèquement existentiel, elle ne serait que le faire valoir.
Nous avons donc conçu une sélection de films qui veut rendre compte de ce qui n’est même pas un mouvement artistique concerté mais qui correspond à une évolution sociale certaine à laquelle le cinéma a participé.
Dans Cléo de 5 à 7 (1962), Agnès Varda filme en temps quasi réel à Paris durant la journée du 21 juin 1961 cette incursion dans la vie de son personnage Cléo, qui doit aller chercher les résultats médicaux alors qu’on la soupçonne d’être atteinte d’un cancer. Dans son périple, elle croise différents individus. Sous l’influence des parcours urbains d’André Breton, il s’agit d’un film limite en ce sens que l’héroïne, une chanteuse aux allures de mannequin, répond plutôt positivement à son statut de femme objet. Ce n’est que progressivement, au contact de suivantes et d’amies, et surtout une fois confrontée à la mort, qu’elle sera amenée à réfléchir sur ses conditionnements féminins. On retrouve ce passage par l’objectivation de la femme pour mieux s’en libérer dans plusieurs des films d’Agnès Varda.
Avec le recul, le plus féministe des cinéastes de la Nouvelle Vague ne fut peut-être pas une femme mais un homme, François Truffaut. Son Jules et Jim (1962) joue sur un autre registre. Catherine, le personnage principal, est avide de liberté. À l’époque de l’action du film, au début du XXe siècle, elle se démarque par sa franchise et son affranchissement. Elle choisit ses deux amants en cela que, plus qu’amoureux, ils la respectent autant qu’ils ne la désirent. Déjà le rapport hommes-femme détonne. Elle est au centre d’un triangle amoureux, certes, et a épousé Jules qui lui permet de fréquenter Jim. Toutefois, l’héroïne est tragique. Malgré sa légèreté apparente, elle est en quête d’absolu. Sa fin nous parle que le bonheur peut parfois tuer lorsque la conscience de sa fugacité devient insoutenable.
Dans Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais, le scénario de Marguerite Duras nous montre cette anti héroïne, victime d’avoir été amoureuse d’un soldat allemand durant la Seconde Guerre mondiale, qui connait la rédemption par l’amour pour un Japonais. Hiroshima, ville meurtrie désormais en pleine reconstruction, devient la métaphore de la vie nouvelle des deux personnages. Dans un sens comme dans l’autre, cette femme égarée se retrouve via un intercesseur mâle. Certes. Cependant, cohérent au regard de notre thème, il s’agit bel et bien d’une compagne qui assume totalement ses choix d’amoureuse. Dans un premier temps, défiant et faisant fi de la vision étriquée de son propre peuple collabo-résistant catholique, qui se montrera revanchard pour oublier qu’il a été lâche, qui doit punir avant d’avoir pitié. Dans un second temps, dont la sensualité comblée demeurera une arme existentielle.
Les petites marguerites de la talentueuse cinéaste tchèque Véra Chytilová, aussi connu sous le titre Daisies en anglais, annonce plusieurs autres films de femmes qui verront le jour dans les pays occidentaux par la suite, tout comme il précède le Printemps de Prague de 1968 de quelques mois. Cette œuvre brillante, imaginative et colorée fut en avance sur son temps. Comédie parfois loufoque, ce film de combat féministe s’avère aussi une critique féroce du système soviétique des apparatchiks tchèques. L’attaque cible le pouvoir masculin régissant la vie quotidienne de deux héroïnes qui désirent s’en dégager. Elles ne sont pas présentées comme des victimes. Elles recadrent facilement les hommes. Leur offensive n’est pas offensante. Les comédiennes avaient été choisies pour leur spontanéité désarmante. Elles étaient toutes deux sans expérience, des adolescentes qui n’avaient jamais joué la comédie. Elles devaient représenter une certaine idée de la liberté de penser et d’agir à laquelle tant de jeunes filles de leur âge aspiraient.
Wanda (1970) de Barbara Loden nous raconte une tout autre histoire. C’est celui d’une errance, de celle d’une femme frappée par la dépression et l’ennui, victime d’un environnement inhospitalier. On pense bien sûr à A Woman Under the Influence de Cassavetes, sans que Wanda ne connaisse le succès de celle-ci. Barbara Loden, comédienne et épouse d’Elia Kazan, fit de ce projet une urgence, une façon pour elle de sortir d’un carcan professionnel trop restrictif. Bref, d’en faire un combat pour sa propre liberté, voire sa propre affirmation. Tourné en équipe réduite, rappelant en cela les œuvres de Bresson et de Cassavetes; ce film, malgré le Prix du meilleur film étranger à la Mostra de Venise, n’a pas connu un succès commercial dans son propre pays. Il s’agit d’un des premiers films indépendant réalisés par une femme aux États-Unis. En plus d’avoir signé le scénario et la mise en scène, Barbara Loden y dévoile un talent exceptionnel d’interprète. En le voyant, nous comprenons pourquoi il s’agissait d’un des films préférés de Marguerite Duras, tout comme il fut célébré publiquement tant par John Waters qu’Isabelle Huppert.
A Woman Under the Influence (1975) de John Cassavetes est un autre chef-d’œuvre de cette rétrospective. Jouant comme pour Wanda sur l’improvisation, tourné dans un milieu de comédiens dont la plupart étaient des intimes du réalisateur, ce film appartient autant au monde du cinéma féministe qu’à celui du cinéma psychologique. L’intelligence du jeu de Gena Rowlands, qui y tient l’un de ses plus grands rôles, nous dévoile un personnage extrêmement bien fouillé, aux contradictions patentes, à la fragilité bouleversante. C’est de fait une critique chargée de l’aliénation domestique d’une personne victime de son propre conditionnement, fatiguée de sauver les apparences, bien qu’inadéquate à aller dans le monde extérieur mais protégée par l’amour de son mari. Ici le concept de la femme sujet fonctionne non pas en que success story, montrant plutôt une anti héroïne qui ne peut se conformer à ce que l’on attend d’elle.
Il serait tout à fait légitime de se questionner sur la présence de Ma nuit chez Maud (1967) d’Éric Rohmer dans ce cycle thématique. Le moteur du film semble être dans un premier temps le personnage de Jean-Louis, ingénieur revenu de l’étranger qui se retrouve pris entre deux amours potentiels, deux figures féminines. Mais après réflexion, la figure de Maud s’impose dans notre mémoire. Ce magnifique personnage de femme qui impressionne tant par son charme, sa force de caractère, son intériorité que par son intellect, dans la joute qui l’opposera à Jean-Louis, nous marque à jamais. De fait, il trouve aussi une correspondance dans la carrière de la comédienne Françoise Fabian qui n’avait connu avant Maud que des rôles selon elle sans profondeur, qui n’utilisaient que sa beauté plastique. Avec le film de Rohmer, elle va pouvoir exprimer de multiples facettes de sa personnalité. Ce qui a changé à jamais la perception du milieu du cinéma et du public. Elle s’est imposée avec Maud, comme une comédienne majeure avec laquelle le cinéma français allait devoir compter.
La vieille dame indigne (1965) de René Allio est le film d’une femme qui, après avoir vécu une première partie de son humble existence sous l’influence de son mari qui vient de mourir, décide un beau jour de faire fi de son veuvage et de commencer à vivre de manière moins restrictive, ou elle peut choisir ses petits vices autant que ses vertus, son emploi du temps autant que ses errances, au grand dam de ses enfants. Elle devient la propriétaire de sa propre vie. Le Marseillais René Allio signait là son premier film. Une approche principalement basée sur le jeu de comédiens amateurs mêlés à des comédiens plus chevronnés comme Jean Bouise ou Victor Lanoux.
Considéré par plusieurs comme l’apothéose de recherches cinématographiques de son réalisateur, Mouchette (1967) de Robert Bresson a été louangé dès sa sortie. En adaptant un récit de Georges Bernanos, Bresson met au centre de son film le personnage de Mouchette, interprétée admirablement par la jeune Nadine Nordier dont ce fut le seul rôle au cinéma. Ainsi s’étonne-t-on du peu de résonnance dans la presse de l’époque de ce fait incontournable pour quiconque voit le film, de ce premier rôle féminin qui impressionne mais dont trop peu de journalistes parlèrent lors de sa sortie publique. Le personnage est loin d’être prévisible. Il s’agit d’une enfant – femme perdue face à ses contradictions. À la fois voyeuse, par son statut de quasi-muette qui la confine parfois à un silence qui nous ferait croire à une attitude passive et une volonté d’assumer les nouvelles pulsions de vie que son corps changeant lui suggère. Mouchette possède bien des goûts de liberté mais sa vie recluse du monde ordinaire du village la place dans une situation d’inconfort. D’un certain point de vue, elle n’est l’objet de personne. D’un autre, elle leur appartient. Dans une société où il faut rentrer dans le rang et se conformer, elle finira victime, bouc émissaire de leur propre souffrance. À noter la présence de Marie Cardinal dans le bref rôle de la mère de Mouchette.
La femme de Jean (1974) a marqué son époque. La réalisatrice Yannick Bellon a réalisé ce deuxième long métrage par un récit qui expose comment une femme va apprendre à vivre pour elle-même, en se construisant une existence appropriée (dans tous les sens du mot) à la suite d’un divorce dévastateur. Le film, presqu’oublié de nos jours, a connu à l’époque un impact considérable et resta plusieurs mois à l’affiche. Il répondait de fait à un questionnement en suspens, celui de la vie à vivre après les douleurs vécues lors de désunions cruelles.
En révélant une comédienne magistrale issue du théâtre expérimental nommée Bulle Ogier, La salamandre (1971) d’Alain Tanner imposait aussi son réalisateur comme le chef de file du nouveau cinéma suisse. Pour attaquer l’image de sa société trop lisse, loin de l’image d’un idéal helvétique alpin ensoleillé, Tanner mettait de l’avant ce destin de fille révoltée contestant les tenants et les aboutissants de son aliénation. Les ruptures de ton et le sous-texte de ce film le situent tout à fait dans la mouvance cinématographique de Mai 68. Ici la révolte naît de la blessure, au sens propre comme au figuré. Nous travaillons d’ailleurs depuis quelques semaines sur un cycle Tanner majeur à venir dans le courant de l’Hiver.
Loin de la blessure, De mère en fille (1969) d’Anne Claire Poirier est un film audacieux sur le parcours d’une femme enceinte au Québec à la fin des années 1960. Toutes catégories confondues, il est le premier long métrage jamais réalisé par une femme au Québec. Pour différentes raisons, dont l’une liée à l’impossibilité de tourner la réalité d’un accouchement dans une salle d’hôpital au Québec à la fin des années 1960, le film se divise en deux sections : l’une au Québec, l’autre en Tchécoslovaquie. Nous suivons par l’image et entendons via le monologue, écrit par Michelle Lalonde, les sentiments et les sensations physiques vécues par une jeune mère qui devient tout à la fois son propre objet d’étude et son propre sujet. Inévitablement elle se subjectivise car elle est elle-même porteuse d’un phénomène qu’elle génère autant qu’il ne lui échappe.
La vie rêvée (1972) de Mireille Dansereau met en scène deux jeunes filles à peine sorties de l’adolescence qui vont apprendre à sortir d’une vie rêvée pour s’approprier leur existence et la lier à la réalité d’un monde extérieur où le vrai pouvoir s’exerce. Premier long métrage de fiction réalisé par une femme hors des institutions, La vie rêvée a participé à l’éclosion du secteur indépendant au Québec, notamment via l’Association coopérative des productions audio-visuelles, dont Dansereau en était véritablement le fer de lance. En brossant le portrait de ces deux jeunes femmes à peine adultes, Dansereau parle aussi d’elle-même, de ses relations avec sa famille, avec les hommes, de ses relations conflictuelles avec son propre père, etc… Elle fait aussi part d’une prise de conscience de la situation de domination masculine qui existait encore pour une bonne part au Québec, même parmi sa jeunesse pourtant nimbée de contre-culture, de libération sexuelle, de mouvements pacifistes, d’engagements gauchistes, d’écologie, de communes et d’amour libre. C’est pour ainsi dire une décolonisation face aux images promues par les médias, le marché des apparences et le culte de la beauté. Mireille Dansereau viendra présenter son film en compagnie de Marie-Hélène Panisset des Réalisatrices équitables.
Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) de Chantal Akerman est un chef-d’œuvre. Pour tous ceux qui n’ont entendu parler de ce film qu’en raison de sa longueur et de ses plans de pratique domestique quotidienne en temps réel montrant cette femme de 45 ans nommée Jeanne Dielman, manquent le développement d’une intrigue fondamentale. Cette intrigue est un peu celle sur laquelle le cycle de programmation insiste : l’avènement d’une femme sujet. Cette intrigue qui fait qu’un beau jour un choc, qu’il soit physique, physiologique ou psychologique fasse en sorte qu’une femme prenne conscience de ses conditionnements sociaux, et, progressivement, veuille se libérer des divers obstacles qui entravent son bonheur et dont elle n’avait pas conscience auparavant. C’est pour ce rapport à la durée justement, d’un film qui ne pouvait être conçu autrement, qu’il est désormais célébré. C’est aussi la rencontre entre Chantal Akerman et Delphine Seyrig. Akerman n’avait que 25 ans.
Au milieu des années 1970, une nuit où il était auprès de sa femme tombée malade et hospitalisée, Robert Altman fit un rêve. De ce rêve naquit 3 Women (1977), l’un de ses films les plus atypiques. Dans ce rêve, la comédienne Sissy Spacek donnait la réplique à une autre comédienne, Shelley Duvall. En plein désert, autant réel que métaphorique, deux lieux principaux fondent l’assise du rêve : une résidence gériatrique dans laquelle leurs personnages de Pinky et Millie travaillent, et un motel abandonné dans la piscine duquel une troisième femme nommée Willie peint des fresques énigmatiques. Hart, un homme violent et trompeur, véritable portrait du cowboy décati, les unit. Son suicide les rapproche à jamais. Au sens propre comme au figuré, ce film est un songe.
Nous terminons ce cycle par des images qui sortent volontairement du lot, des images que nous appellerons tirées d’un cinéma de la répression, une sortie du carcan aliénant qui se solde par la mort tragique de l’héroïne : un retour du bâton. Comme s’il fallait dire « Vous avez voulu jouir d’une autonomie qui ne vous était pas permise, en outrepassant des rôles bien circonscrits? Il est normal que vous mouriez à la fin.» Nous parlons ici de Looking for Mister Goodbar (1977) de Richard Brooks, dont l’agencement narratif n’est pas sans rappeler le destin funeste d’autres héroïnes « libérées » que l’on pourra découvrir une dizaine d’années plus tard dans le film éponyme intitulé Thelma et Louise (1991).
Ce cycle de projections a lieu du 19 au 30 octobre. Pour l’horaire des projections, c’est ici.
21 octobre 2016