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Cinémathèque Québécoise

Albicocco le technicien virtuose: entre baroque et rococo

par Jean-Marc Limoges

Le réalisateur français Jean-Gabriel Albicocco est mort à 65 ans, dans l’indigence – voire dans l’indifférence – la plus totale, à Rio de Janeiro, le 10 avril 2001. Injustement oublié, honteusement méconnu, il a pourtant dirigé une série télé, œuvré sur huit films (comme garçon de laboratoire, script, machino, opérateur, cadreur, directeur de la photographie, assistant réalisateur, monteur, dialoguiste, producteur), réalisé neuf courts métrages ainsi que cinq longs métrages, dont le superbe Grand Meaulnes, en 1967. Il est temps, plus de 50 ans après ce chef-d’œuvre, près de 20 ans après sa mort, de rendre ses films accessibles aux cinéphiles de la Cinémathèque québécoise afin de leur permettre de juger eux-mêmes du brio et de la singularité d’une œuvre qui fut de son temps, trop rapidement – et trop péremptoirement –, discréditée par les critiques qui ne juraient sans doute que par la Nouvelle Vague qui déferlait alors sur la France.

Fils du photographe d’art et directeur photo italien Quinto Albicocco (qui travailla sur plus de 35 films, dont les cinq longs métrages de son fils), Jean-Gabriel Albicocco est né à Cannes le 15 février 1936. Dès son enfance, il a « joué avec les projecteurs de son père, a entendu parler de pellicules, de lumières, de tirages… » (Unifrance Film, n° 331). Certains disent qu’il savait tourner avant même de savoir compter, qu’il savait développer des photos à l’âge où les autres enfants passent encore leur temps à jouer aux billes. À 10 ans, il aurait manié sa première caméra : « Pour la Première Communion, confie-t-il à Francis Lacassin et à Raymond Bellour, on offre souvent une montre, un vélo : moi, j’ai eu une Pathé-Wébo 9 mm 5. » (Cinéma, n° 55, avril 1961) À 12 ans, il aurait réalisé son premier court métrage, un film sur la Côte d’Azur, et l’aurait présenté au Prince de Monaco, Louis II. Bref, tout semblait prédestiner le jeune Gaby au cinéma.

D’ailleurs, son implication dans le domaine du cinéma est allée bien au-delà de la simple réalisation de films. En plus d’avoir tourné – scénarisé, cadré, photographié, monté, produit –, il a aussi fait partie, en mai 1968 – aux côtés de Jean-Luc Godard, de François Truffaut, de Claude Lelouch, de Louis Malle –, de ces trublions qui mirent le Festival de Cannes sens dessus dessous. Il est alors l’un des responsables des états généraux du cinéma, qui ont lieu en mai et juin, à Suresnes, et co-fonde – avec, entre autres, Robert Bresson, Jacques Rozier, Jacques Rivette, Louis Malle, Claude Berri – la Société des Réalisateurs de Films (SRF) qui mettra aussi sur pied, l’année suivante, la Quinzaine des réalisateurs. « Désormais, écrira Antoine de Baecque, il occupera cette fonction : père fondateur de la corporation du cinéma français. » (Libération, 11 avril 2001)

Albicocco a travaillé, et ce, dès son plus jeune âge, avec Marcel Ichac, Marc’O, Pierre Kast, Jacques-Yves Cousteau, Louis Malle, Maurice Boutel, Robert Enrico, Henri Lepage, Jules Dassin… Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Il a touché à tous les métiers, à tous les métiers du cinéma. On disait même à son sujet : « S’il le fallait, il pourrait à lui tout seul exécuter toutes les opérations qui font d’un rouleau de celluloïd une histoire d’amour. » (Unifrance Film, n° 331). Alors pourquoi, malgré une feuille de route aussi impressionnante et un talent aussi singulier, demeure-t-il, malgré tout, si mal connu aujourd’hui? On pourrait, pour jeter un peu de lumière sur l’ombre dans laquelle on l’a tenu, tenter trois réponses.

La première réponse concerne peut-être son tempérament fougueux, bouillant, intraitable. Le producteur Gilbert de Goldschmith, qui lui avait donné sa première chance à 24 ans, dira n’avoir jamais rencontré de réalisateur plus nerveux, plus ombrageux, plus violent, plus enthousiaste et plus pessimiste à la fois. De son aveu, Albicocco est le metteur en scène le plus sensible – et aussi le plus habile – de la nouvelle génération de réalisateurs français : « J’ai produit neuf grands films et une cinquantaine de courts-métrages, mais je n’ai jamais rencontré de technicien aussi expérimenté que Gaby! » Fougueux, bouillant, intraitable, nerveux, ombrageux, violent, enthousiaste, pessimiste, sensible, habile… mais aussi arrogant, présomptueux, outrecuidant. La veille du premier jour de tournage de La fille aux yeux d’or, il envoie à son producteur le télégramme suivant : « J’ai du talent. Signé : Gaby ». Ce à quoi celui-là lui répond : « Et moi, du courage. Signé : Gilbert. » (Unifrance Film, n° 331)


La fille aux yeux d’or

Déjà, à 21 ans, tout juste avant de faire son service militaire, un signe de ce tempérament bouillonnant avait éclos sur le plateau de Celui qui doit mourir (Jules Dassin, 1957), film sur lequel il avait joué le rôle d’assistant réalisateur. En 1956, il part pour la Crête afin d’y réaliser un court métrage sur la préparation du film de Dassin : « Là-bas, le premier assistant réalisateur est tombé malade, je l’ai un peu remplacé : parti pour huit jours, je suis revenu au bout de cinq mois. Dassin, ça a été pour moi le coup de foudre. J’étais pourtant le plus mauvais assistant qui soit : j’oublie tout. Enfin, pendant le tournage d’une scène, j’ai ressenti quelque chose qui ne me plaisait pas et, sans réfléchir à ce que je faisais, j’ai crié : « Coupez! » N’importe qui à la place de Dassin m’aurait viré, lui a pris la chose avec bonne humeur. » (Cinéma, n° 55, avril 1961) Tirera-t-il leçon de cet impair? Pas vraiment.

Francis Lacassin et Raymond Bellour, à qui il avait accordé une de ses premières entrevues d’importance, racontent comment on aurait été surpris, sur le plateau de son tout premier film, La fille aux yeux d’or (1961), qu’il tourne avec Marie Laforêt, « de voir un réalisateur de vingt-quatre ans interrompre son dialogue avec un acteur pour régler un éclairage, empoigner le manche de la caméra, la déplacer et finir par échanger des propos assez vifs avez le chef opérateur indigné [son père] ». Déjà, on en parlait comme d’un jeune metteur en scène qui « se permettait de bousculer la hiérarchie et les traditions du plateau » (Cinéma, n° 55, avril 1961).

Quand il tourne son second film, Le rat d’Amérique (1963), de septembre à novembre 1962, le tournage s’avère – une fois de plus, voudrait-on dire – un calvaire. On se rend en Amérique du Sud, on tourne à Valparaiso, à Lima, à Asunción, à La Paz. Albicocco, Marie Laforêt (maintenant sa femme), Charles Aznavour, Franco Fabrizi et neuf techniciens, dont Quinto Albicocco (son père et directeur photo) gravissent plus de 4 500 mètres pour s’enfoncer dans les mines de cuivre de « Desputada », en pleine Cordillère des Andes. Là, l’air, le froid, l’altitude sont les principales difficultés rencontrées : « À cette altitude, respirer devient un véritable supplice et la neige, le vent, un froid glacial sont venus apporter quelques épreuves nouvelles. » (« Jean-Gabriel Albicocco et Marie Laforêt ont suivi jusqu’au Pérou le Rat d’Amérique », René Quinson). De plus, « en montagne, le travail n’excède jamais trois heures car on ne peut résister au vertige des cimes. » On parle même de température allant de – 30 à + 38 (« Aznavour : Drame de la Montagne. Au comble de l’angoisse, il hurle son amour pour Maria… », Gilles Durieux).

Il aurait fallu « 48 heures de repos pour tout le monde à l’arrivée, tant l’altitude était difficile à supporter, et cela après avoir monté par petites étapes, en profitant de chaque coin pittoresque pour mettre dans la boîte les scènes prévues. [P]lusieurs membres de l’équipe ont été gravement éprouvés et [ont dû] être rapatriés, tandis que Charles Aznavour qui, comme Marie Laforêt, subit les rigueurs d’un climat très rude, a été blessé au front dans une scène d’explosion à l’intérieur de la mine. » (« Pour Charles Aznavour et Marie Laforêt, vie difficile mais toujours amoureuse dans la Cordillères des Andes », Ph. G. Décaux et Cl. Schwartz). Dans une découpure de journal de l’époque, on peut même lire : « Pour s’évader des mines de cuivre, véritable bagne, Charles [Aznavour] dut se suspendre à une minuscule benne et descendre ainsi durant 80 KM, jusqu’à la vallée. » Le tournage aurait été aussi éprouvant que l’aventure qu’il raconte.

Son quatrième film, Le cœur fou (1970), est aussi – sinon plus – exigeant. On y trouve plusieurs scènes se déroulant au milieu des flammes. Ewa Swann – sa nouvelle muse – racontait les circonstances éprouvantes que le réalisateur faisait subir aux acteurs : « le tournage a été souvent difficile, parfois même dur […] parce que nous commencions souvent au lever du soleil, ce qui suppose qu’on se lève à trois heures et demie du matin ». Puis, « pendant une scène avec Michel Auclair, je reçois une paire de gifles puis je bascule à la renverse dans un fossé. Nous avons tourné la scène plusieurs fois. J’ai eu une vertèbre démise et j’ai dû passer deux jours en observation. J’ai repris le tournage pendant une séquence où flambe une maison. La chaleur était terrifiante. Je me suis évanouie. Je suis restée inconsciente vingt minutes. » En effet, « le film compte trois séquences d’incendie qui ont été difficile à réaliser » ce qui explique que, « pendant le tournage, le décor était cerné d’ambulances toutes portières ouvertes, de deux médecins, d’un cordon serré de pompiers, de couvertures mouillées. » (Unifrance Film, n° 383).


Le coeur fou (affiche)

Dix ans, presque jours pour jour, après son premier coup de manivelle, se sera Catherine Jourdan qui, au sortir du Petit matin (1971), le qualifiera de « tyran ». À Norbert Lemaire, qui l’interview en avril 1971, elle confiera : « [Albicocco] a une très curieuse façon de mettre en scène. Je pense ne pas être la seule actrice à penser qu’il ignore totalement ses comédiens. Pour lui, seul le décor compte. Il se réveille uniquement lorsqu’on est au bout du rouleau et que notre interprétation nuit à l’image. » Puis, elle se montrera aigrie de ne pas avoir pu accepter l’offre de John Huston – qui lui offrait un rôle dans The Last Run –, parce que les dernières prises de vue du Petit matin n’étaient pas encore terminées. Elle conclura : « Parce que Jean-Gabriel Albicocco n’a pas voulu finir le film pendant le week-end comme il aurait été possible de le faire. Allez savoir pourquoi? Un curieux désir de possession par quelqu’un qui nous dédaigne tant. »

Pourtant, Albicocco ne serait pas le seul « tyran » que le cinéma français ait connu, ni le seul cinéaste un peu imbu de sa personne. Il faudrait alors proposer un deuxième élément de réponse pour expliquer les rebuffades dont il fut l’objet et l’ombre dans laquelle il a échoué : la jalousie. Dès La fille aux yeux d’or, Albicocco reçut le Lion d’argent. Il n’a pas 25 ans. Mais ce prix est entouré d’une aura de scandale. En effet, le film, d’abord refusé au Festival de Cannes, est choisi contre le gré de la France, pour le Festival de Venise. Celui-ci avait lancé son appel. La France avait soumis Léon Morin, prête (Jean-Pierre Melville), Le puits aux trois vérités (François Villiers), Léviathan (Léonard Kiegel), Le goût de la violence (Robert Hossein) et L’année dernière à Marienbad (Alain Resnais). C’est ce dernier film qui avait finalement été retenu par les Affaires culturelles (André Malraux). Or, ce sera La fille aux yeux d’or qui représentera la France. On qualifie alors celui qui n’avait même pas été pris en considération par la Commission de sélection française d’« outsider ». Comment s’était-il rendu là? Ce serait la Commission italienne qui, sur les conseils de Jules Dassin (pour lequel Albicocco avait été assistant, trois ans plus tôt), l’aurait sélectionné. Faudrait-il voir, dans ce petit tour de passe-passe, le point de départ de cet acharnement qui s’abattra sur lui?

En 1965, une (autre) chance inouïe se présente à lui : Isabelle Rivière, la sœur du romancier Alain-Fournier, dont Le grand Meaulnes (1913) exerce sur le réalisateur, depuis sa première lecture, une grande fascination, désire voir un documentaire que son père, Quinto, avait tourné sur la Sologne, sa région natale. Il rencontre donc, à Dourgne, dans le Tarn, où elle vit retirée, la vieille septuagénaire, avec qui, après le visionnement, il prend le thé. Évidemment, il est hors de question de lui demander les droits du roman qu’elle avait, du reste, refusés à Delannoy, Carné, Truffaut et même aux Américains. Elle les lui accordera! Pourquoi? Parce que leurs idées sur le roman et sur l’enfance se rejoignent, parce que « malgré ses airs gaillards et joufflus, Jean-Gabriel Albicocco […] est un tendre et presque un gamin » qui « a gardé l’esprit de l’enfance » (Anne Légaré, Perspectives, n° 28, 15 juillet 1967). Même si, à la sortie du film, plus d’un critique – aussi fasciné par le roman que lui – criera à l’hérésie, Albicocco vient de pondre son chef-d’œuvre. Il est au début de la trentaine. Il est au faîte de sa carrière. Il a obtenu ce que tous avaient convoité mais que personne n’avait pu obtenir.

Mais la jalousie fait son temps. Pourquoi avoir nourri ce même ressentiment à son égard et avoir écarté ce cinéaste pendant toute une décennie? Le troisième élément de réponse se trouve peut-être dans une question de timing : « The wrong place, at the wrong time. » Alors que la France tangue aux remous de la Nouvelle Vague – Les quatre cent coups de François Truffaut sort en 1959, À bout de souffle de Jean-Luc Godard sort en 1960 – et que les films se tournent dorénavant avec des équipes légères, des éclairages naturels, des caméras à l’épaule, du son ambiant, alors qu’on s’intéresse à Paris, aux ouvriers, aux étudiants, alors qu’on tâte le pouls d’une France dont le ras-le-bol éclatera en Mai 68, Albicocco, lui, débarque avec tout son attirail – des spots, des rails, des décors clinquants – et s’intéresse au Paris de Balzac, à la campagne d’Alain-Fournier, à l’Amérique de Lanzmann… Dans ce renouveau cinématographique, il fait figure de vieille perruque. Albicocco n’est pas de son temps. En 1961, Willy Guiboud, dans France-Soir, écrivait à son sujet : «  Il fait partie de cette génération qui vit en marge des vagues, nouvelles ou anciennes, et « pense cinéma ». »

Dans tous ses films, en effet, le rythme est vif, rapide, rectiligne, la caméra suit ses personnages quand ceux-ci se déplacent et continue de se mouvoir quand ceux-ci s’immobilisent. Rarement à l’épaule, souvent sur rails, la caméra s’avance, recule, balaie, sillonne, explore l’espace. La moindre parole, la moindre action appelle son mouvement, puis sa coupe, souvent abrupte, aux limites de l’ellipse. Cette intensité est aussi générée par la composition de ses plans. Plaçant souvent ses personnages à l’extrême gauche ou à l’extrême droite de l’écran, les cadrant souvent en plan serré, isolant même leur visage grâce à un jeu d’ombre et de lumière savamment orchestré. L’intensité sera palpable aussi dans ces plans où il isole ses personnages en les filmant à travers d’autres cadres (porte, fenêtre, miroir…) réduisant l’espace dans lequel ils évoluent, les pressant, les concentrant dans une partie de l’image, là où leur moindre sourcillement, leur moindre soupir, se gorgera d’importance. Et cette intensité devient tension quand, posé sur une ligne des tiers, le personnage tourne son visage du côté du cadre, réduisant ainsi l’espace entre le bout de son nez et l’univers dans lequel il étouffe.


Le grand Meaulnes

Toujours, les éclairages sont flamboyants, les contre-jours contrastés, les cadrages soignés, les mouvements perpétuels, la musique est appuyée, le montage est nerveux, la lumière irradie, les couleurs bavent, la caméra flotte, les coupes secouent… et la narration est lacunaire. On doit admettre que la forme intéresse plus Albicocco que le fond. Il se soucie peu de raconter une histoire et de nous faire sympathiser avec ses personnages. Ce qu’il désire, c’est en mettre plein la vue, explorer les multiples possibilités que lui offre la technique, s’exprimer grâce au langage cinématographique. En regard des critères établis par la Nouvelle Vague – et de son « nom cocasse »  (Jacqueline Michel, Le Parisien, septembre 1961) –, il sera assez facile, dès lors, de taxer son cinéma de « maniérisme » ou de « gongorisme » et de répéter que son style est « baroque » ou « rococo ».

Au sujet de La fille aux yeux d’or :

« Le film scintille comme un bijou baroque »
(Jacqueline Michel, Le Parisien, 1961)

« Avec se[s] décors baroques et ses lumières raffinées »
(René Quinson, Unifrance, 1962)

« Appartement luxueux, décoration baroque, la forme, l’apparence, dévorent le récit »
(Jacques Siclier, Le Monde, 1961)

« Il y a de grandes beautés dans son film – beautés baroques parfois »
(L’Avant-scène cinéma, 1961)

« [L’]univers de Balzac a été transposé par une recherche quelque peu systématique du baroque »
(répétera-t-on quand le film sera présenté à la télévision, en 1975, à TF1)

« Le cinéaste n’a pas dominé […] le baroquisme de sa mise en scène »
(Freddy Buache, La tribune de Lausanne, 1962)

« On peut préférer à ce parti-pris de sophistication, à ce gongorisme de l’image, plus de simplicité et plus de rigueur. »
(Michel Aubriant, Paris-Presse, 1961)

« Le film le plus original de la production actuelle. Refus de la facilité. Recherche confinant parfois au maniérisme. Images extraordinaires. »
(L’œil candide, 1961)

Au sujet du Grand Meaulnes :

« Une sorte de mélodrame sentimental aux ornements baroques »
(Jacques Siclier, Le Monde, 1967)

« L’illustration est suffisamment précieuse pour enchanter bien des yeux qui goûtent les charmes aimables du maniérisme. »
(M. Garrigou-Lagrange, 1967)

Au sujet du Cœur fou :

« Albicocco […] reste fidèle à ce cinéma baroque qui lui permettait de trahir allègrement Le grand Meaulnes »
(Georges Charensol, Les Nouvelles littéraires, 1971)

Au sujet du Petit Matin :

« Sa plus grande réussite est d’abord plastique, un certain gongorisme visuel surprenant au premier abord. »
(Louis Marcorelles, Le Monde, 1971)

« Le petit matin ne surprendra ni les amateurs ni les détracteurs de [Jean-]Gabriel Albicocco. Les uns et les autres trouveront dans ce film rococo, inspiré d’un roman de Christine de Rivoyre, tout ce qu’ils aiment ou tout ce qu’il détestent chez ce réalisateur de La Fille aux yeux d’or et du Grand Meaulnes : un maniérisme et un délire formel poussés au paroxysme, un goût immodéré de l’image pour l’image, des coquetteries d’opérateur à n’en plus finir, des flous, des brumes, des cadrages insolites et des mouvements de caméras qui donne le tournis. »
(Michel Aubriant, Paris-Presse, 1971)

Et au sujet de l’ensemble de son œuvre :

« On parle à son propos de maniérisme et alimente l’un des grands débats critiques de l’époque : l’avenir du cinéma passe-t-il par sa profusion baroque? […] Son cinéma est fragile : l’adaptation, le déploiement baroque, les jeunes vedettes, tout cela repose sur une fragile surface financière. »
(Antoine de Baecque, Libération, 2001)

Baroque, rococo… Albicocco? Différent. Tout simplement.

Harassé par les mauvaises critiques, de moins en moins intéressé par la réalisation, celui qui était pourtant voué au cinéma se lestera de ses films et fera don de son œuvre à la Cinémathèque de Nice. Il quittera la France, au début des années 1980, pour s’installer sur ce continent qu’il avait découvert, une vingtaine d’années plus tôt, lors du tournage du Rat d’Amérique, plus précisément au Brésil, afin de se consacrer à la promotion de l’industrie du cinéma français en Amérique du Sud. Cet homme, tout entier dévoué au 7e art, coloré, inventif, insoumis, rarement reconnu par la critique, timidement acclamé par le public, a ainsi fini ses jours dans l’ombre, à l’instar de ces personnages dont il s’est attardé à filmer la vie marginale. Une émission française sur le tourisme, Long courrier : une nuit à Rio, animée par Thierry Ardisson, en 1994, nous le montre, à la fin de la cinquantaine, toujours grassouillet, passablement vieilli mais jovial, pas du tout aigri, dans l’une de ses dernières apparitions médiatiques, parlant avec passion de cette ville qu’il aime et où il mourra.

Un extrait d’article pourrait lui servir d’épitaphe : « L’homme qu’est Albicocco ne peut être dissocié du metteur en scène. […] La caméra, c’est sa manière d’être. C’est avec elle qu’il déforme la réalité pour la recréer et en faire son univers. Ce qui frappe chez lui, c’est son âme d’enfant qui voisine avec une sagesse et une maturité certaines. Quatre jours sur sept, il ne peut s’empêcher de vivre dans les boîtes de Saint-Germain. « On ne comprend pas l’attirance que j’ai pour les petits matins, dit Albicocco, ma tendresse pour les êtres mal dans leur peau et qui ont de si peu manqué leur accomplissement. » » (Unifrance Film, n° 392)

 

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Est-ce cette amertume par rapport au milieu, cette incompréhension à laquelle il s’est lui-même buté, cette frilosité des producteurs, des critiques, du public, qui le poussent, dès 1980, à quitter Cannes, ville du Festival, pour Rio, ville de Carnaval? « Je n’ai plus ma place en France. », confiait-il laconiquement à sa sœur. Là-bas, au moins, il pouvait se sentir utile. Il « était devenu le contact indispensable pour tout cinéaste français passant montrer ses films au Brésil ou souhaitant y tourner », dira Jean Roy dans L’Humanité du 11 avril 2001. Et on ne peut apprendre sans tristesse, qu’Albicocco a été hospitalisé près de Rio, « sans ressources et dans un état très grave ». Plusieurs personnalités du cinéma avaient lancé un appel afin de lui apporter une aide financière et continuait d’accepter les dons, même après sa mort, pour payer l’hospitalisation et les soins qu’il reçut.

Il est temps de rendre accessible au public de la Cinémathèque québécoise, du 23 au 29 juin 2018, les films de ce cinéaste audacieux, passionné et insoumis, de rendre hommage à cet artiste qui fit tant pour le cinéma, qui œuvra sans relâche en marge de tout courant, qui développa un style propre, inimité et inimitable, et de lui donner enfin la place qui lui revient.

Image d’en-tête : Jean-Gabriel Albicocco et Marie Laforêt au Festival de Venise


21 juin 2018