Avant la chute du mur : François Lemai et ses trésors de la fin de l’URSS
par Marcel Jean
François Lemai est un personnage fascinant dans le milieu du cinéma au Québec. Passionné de caméras, il a construit au fil des ans une exceptionnelle collection d’appareils qui a fait l’objet d’un don majeur à l’Université Laval. Plus tôt ce mois-ci, sa collection y faisait d’ailleurs l’objet d’un colloque intitulé « Matérialité, esthétique et histoire des techniques. La collection François Lemai comme laboratoire. »
À l’été 2017, avec quelques collègues de la Cinémathèque québécoise, j’ai eu le privilège d’être invité par François Lemai à visiter sa collection. Au plaisir immense de nous faire voir et parfois même de nous laisser manipuler certaines des caméras conservées dans ses réserves, le collectionneur ajoutait une surprise de taille : dans une petite pièce au sous-sol de l’édifice se trouvaient en effet environ 300 films, en 35 mm, la plupart sous-titrés en français et en excellent état. Ces films provenaient majoritairement de l’Union soviétique et dataient pour une grande part de la période dite de la glasnost (la « transparence »), étape ultime du processus de déstalinisation qui mena au démantèlement de l’URSS.
Dans la collection se trouvaient donc des copies de Repentir, du Géorgien Tenguiz Abouladzé (Grand prix au Festival de Cannes en 1987), de L’Ascension, de Larissa Shepitko (Ours d’or à Berlin en 1977), de Viens et vois, d’Elem Klimov (aussi connu sous les titres Va et regarde et Requiem pour un massacre) et des Tribulations de mon grand-père anglais au pays des bolchéviks (aussi connu sous le titre Robinsonnade ou mon grand-père anglais, Caméra d’or au Festival de Cannes 1987)… Autant de titres qui ont marqué leur époque…
À la fin de la décennie 1980, la propriétaire du cinéma de répertoire le Ouimetoscope, Claire Costom, exploitait en parallèle une société de distribution de films soviétiques et est européens. La compagnie s’appelait Quésov, amusant condensé de Québec et de Soviétique. C’est ainsi qu’elle profita de la période de dégel provoqué par la perestroïka de Mikhaïl Gorbatchev pour obtenir les droits de quantités d’œuvres importantes signées Paradjanov, Mikhalkov, Menzel, Zanussi, Guerman… L’essentiel des films de la collection François Lemai ont été acquis à la suite de la cessation des opérations de cette société de distribution. Il s’agit d’un véritable trésor à la fois par la rareté des copies, par la cohérence du fonds et par l’importance de la période qui y est représenté. Le cycle Avant la chute du mur — La collection François Lemai vient offrir un aperçu de ce qu’on y retrouve.
On peut d’abord y voir quelques films de grandes figures de l’époque ayant eu des démêlées avec la censure : le chef-d’œuvre Sayat Nova, de l’esthète géorgien Sergueï Paradjanov, terminé en 1969, sorti confidentiellement en URSS en 1971 (dans une version remaniée) et visible en Occident seulement à partir de 1982 (à une période où Paradjanov, emprisonné de 1974 à 1977, bénéficiait de la protection d’Edouard Chevardnadzé, alors membre du Comité central du Parti communiste) ; The Lonely Voice of Man, du génial Alexandre Sokourov, adaptation d’un récit de Platonov tournée en 1978 et interdite de diffusion jusqu’en 1987 ; La Vérification, d’Alexeï Guerman, critique virulente du stalinisme à travers l’histoire d’un « héros non positif », film terminé en 1971 et retenu par la censure pendant 15 ans.
Le cycle comprend aussi quelques films qui concentrent, de diverses manières, le vent de liberté qui souffle alors sur l’URSS. De ceux-là, La Petite Véra, de Vasili Pitchul, est peut-être l’exemple le plus célèbre. Sorti en 1988, présenté à Montréal en compétition au Festival des films du monde (où il est primé), le film remporte un succès public phénoménal dans son pays d’origine : 55 millions de Soviétiques se ruent dans les cinémas pour voir le premier long métrage d’un réalisateur de 27 ans qui met en vedette une jeune actrice, Natalya Negoda, dont l’apparition en slip et les seins nus marquera les esprits (à la façon de Danielle Ouimet dans Valérie) et lui pavera la voie jusqu’à devenir la première Russe à poser pour Playboy. En URSS, tandis que les esprits chagrins déplorent la vague de libertinage qui déferle sur le cinéma, les jeunes spectateurs se délectent des indices révélant la soif de liberté de la jeunesse et la dénonciation de la médiocrité des ainés.
Dans le même esprit, mais sur un mode plus sombre, L’Aiguille, du Kazakh Rachid Nougmanov, est possiblement le premier film soviétique à aborder la question de la dépendance aux drogues (Tragédie dans le style rock, de Savva Koulich, qui fait aussi partie de la collection François Lemai, mais qui n’est pas projeté dans ce cycle, sera terminé quelques mois plus tard). Le film met en vedette Viktor Tsoi, rocker soviétique légendaire (il est mort en 1990 à l’âge de 28 ans), leader du groupe Kino et incidemment personnage principal du long métrage de fiction Leto de Kirill Serebrennikov, présenté au Centre d’art et essai de la Cinémathèque québécoise depuis le 17 mai. Le film de Serebrennikov contient d’ailleurs quelques citations et références tirées de celui de Nougmanov, à commencer par les interventions animées qui en sont un rappel.
Nougmanov met en scène L’Aiguille en puisant autant dans les dispositifs de la vidéo d’art que dans le montage énergique des vidéoclips, semblant se nourrir à la fois de La Vallée et de Zabriskie Point, du burlesque et de la série B. L’ensemble est toujours surprenant et toujours captivant. Il s’agit peut-être de la plus belle surprise du cycle.
Terminé en 1983, Nous sommes du jazz, de Karen Shakhnazarov, n’est pas le meilleur film de son auteur (pensons à l’excellent Salle no 6 – Tchekhov), mais il annonce dans une certaine mesure la vague de libéralisation. L’intrigue se déroule au cours de la décennie 1920, lorsqu’un quatuor de jazz mené par un étudiant expulsé du conservatoire de musique tente de faire sa place. L’humour avec lequel le réalisateur considère les opposants à la culture bourgeoise décadente s’inscrit avec douceur dans l’atmosphère ambiante de déstalinisation, même s’il défonce en quelque sorte des portes ouvertes. Quant au reste, d’abord mené avec un dynamique savoir-faire, le film se délite malheureusement dans une succession de numéros qui voudrait tenir lieu de construction dramatique. On ne peut enfin passer sous silence la présence de la chanteuse de jazz russe Larisa Dolina, grimée d’un blackface, dans le rôle d’une chanteuse américaine de passage à Moscou. Passée plutôt inaperçue à l’époque de la sortie du film, la scène paraît aujourd’hui pour le moins incongrue.
Quelques véritables curiosités ont été programmées dans le cycle Avant la chute du mur — La collection François Lemai. D’abord l’étrange L’Hôtel de l’alpiniste mort, de Grigori Kromanov, produit par le studio estonien Tallinnfilm et dont l’intrigue se déroule dans un hôtel des Alpes isolé par une avalanche. L’ambiance y est presque celle d’un giallo, avec une mise en scène baroque multipliant les effets labyrinthiques. L’inspecteur Glebsky joué par Uldis Pucitis rappelle le Lemmy Caution d’Eddie Constantine dans Alphaville et le scénario des frères Arcadi et Boris Stougatski (qui ont aussi écrit Stalker pour Tarkovski) entremêle le polar et la science-fiction. Ensuite, l’improbable L’homme du boulevard des Capucines, western parodique de la réalisatrice Alla Sourikova, sorti en 1987 et racontant l’histoire de Johnny First, projectionniste idéaliste qui parvient à civiliser une ville du Far West en montrant aux habitants des bandes des frères Lumière et des courts métrages de Chaplin.
Présenté du 2 au 15 juin à la Cinémathèque québécoise, le cycle Avant la chute du mur ramène sur les écrans des œuvres rares et précieuses, témoignages d’un moment charnière de l’histoire du cinéma européen.
27 mai 2019