Ce qui nous manque, ce qu’il nous reste
par Guillaume Lafleur
Cette période de suspens à la Cinémathèque québécoise permet de mettre en perspective le travail que nous y faisons au quotidien. Le plus souvent, dans le défilé des événements qui se succèdent, nous enchainons le travail sur un dossier de donation, un projet de livre, une expo, un ou deux films à présenter en soirée, sans beaucoup regarder en arrière.
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Dès la mi-mars, l’une des premières choses à faire fut de garder le lien avec les artistes avec lesquels nous avons des projets à court terme, dans les prochains mois, en proposant des scénarios de reprises et en définissant les priorités. Au moment de cesser les projections publiques à cause de la pandémie, nous débutions la rétrospective Anna Karina en abaissant un peu la jauge de nos salles. Aux trois premières projections les spectateurs se pressaient, le cycle affichait complet, apparemment nous pressentions tous que ça n’allait pas durer.
Quelques heures plus tard, les médias annonçaient l’interruption de nos activités publiques. La première rétrospective consacrée au cinéaste Claude Gagnon devait débuter la semaine suivante. Celle-ci, tout comme le cycle Karina, seront repris dès que nous le pourrons, en tenant évidemment compte de la séquence qui conviendra le mieux pour caler les titres. Nous poursuivrons, malgré les contraintes d’un retour progressif, ce qui constitue notre approche de la programmation : une grande diversité des formes et des genres, formulant des jeux d’échos ou des contrastes forts entre films de cultures et d’époques variés.
Nous devions également lancer fin avril le livre XPQ (une histoire du cinéma expérimental québécois) que j’ai codirigé avec Ralph Elawani et qui sera publié chez Somme toute. Toute l’équipe de la programmation y a participé, nous y trouvons plusieurs entretiens de fond passionnants et des textes historiques ou analytiques qui s’appliquent à cadrer une forme cinématographique par définition hors-standards, dégagée des canons habituels. Nous avons très hâte de présenter cet ouvrage qui était sous presse au moment de l’annonce du confinement.
Comment programmer et garder le lien avec le public dans les circonstances actuelles ? Nous avons initié rapidement la Quarantaine cinéphile sur les réseaux sociaux qui nous permet de proposer tous les jours un film en accès libre, une rareté, une numérisation récente réalisée dans le cadre du plan culturel numérique du Ministère de la culture et des communications. Nous nous appliquons ces jours-ci à affiner cette première initiative, notamment en valorisant aussi les objets de nos collections et en établissant de nouveaux ponts avec des partenaires culturels et des cinéastes indépendants.
La programmation de films constitue un aspect de notre travail et nous utilisons maintenant le temps qui est à notre disposition pour avancer des projets de fond pour lesquels le confinement convient bien, notamment un nouveau projet de livre dont nous pourrons reparler sous peu. L’étude des œuvres, l’accompagnement par le discours que l’on peut développer sur elles sont un aspect essentiel de ce que nous faisons en ce moment, sans interruption.
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Parmi les activités qui nous manquent, au-delà des projections publiques et des expos, sont les visionnements tests où nous en apprenons toujours un peu plus sur la nature des films que nous conservons et montrons. Plusieurs raisons peuvent justifier ces visionnements : devoir vérifier l’état des couleurs d’une copie sur pellicule (le palissement étant une des marques du vieillissement), s’assurer de la sécurité de la projection lors d’un fort taux de retrait (une autre marque d’usure pouvant mener à casser la copie dans le projecteur, ce qui n’arrive heureusement plus ou moins jamais). L’équipe s’assoit alors dans la salle, regarde une première bobine de vingt minutes ou plus (s’il s’agit d’une copie 16 mm) et prend en même temps connaissance du contenu. Ce moment nous conditionne à l’expérience de projection devant public, tout en nous instruisant de la portée d’une œuvre. Parfois nous ne l’avons jamais vue dans ces conditions, alors même qu’elle fut produite pour être montrée en salle.
Ces visionnements-tests nous permettent à chaque fois d’un peu mieux affiner notre connaissance des types de copies pellicule (acétate, polyester…). Leurs caractéristiques y sont visibles sur l’écran, sans même parler des grands contrastes d’expériences de projection entre deux copies d’un même film.
Peu avant le confinement, nous avions regardé deux copies de nos collections en 35 mm du film La drôlesse de Jacques Doillon (1979), en prévision de notre rétrospective consacrée à ce cinéaste. La direction d’acteurs tout comme la direction de la photographie (signée Philippe Rousselot) de ce film un peu oublié nous avait alors impressionnés. Sur le plan technique, un fait étonnant était la différence remarquable entre les deux copies : l’une était extrêmement nette (je me souviens que les verts ressortaient particulièrement), mais assez usée ; tandis que l’autre, aux couleurs plus pastel, de toute évidence affadies, gardait pratiquement intacte la lisibilité des plans, sans coupes et avec peu d’égratignures. C’est cette dernière copie que nous avions choisi de montrer au public, sachant que les couleurs plus pâles donnaient une dimension plus flottante, irréelle ou onirique très agréable à regarder, mais s’éloignant fort probablement de la palette voulue par les artistes impliqués dans la création de ce film. Mais l’expérience de visionnement y était respectée, la lisibilité d’ensemble jamais malmenée. Ces moments où nous choisissons de projeter une copie plutôt qu’une autre sont toujours l’occasion de discussions ou de débats stimulants où l’expérience subjective du spectateur entre en jeu. Ça nous manque ces jours-ci, aucun doute là-dessus.
Lors du déconfinement, les premières projections prévues pour l’équipe permettront de vérifier les copies de films reçues de François Lemai, un donateur singulier et précieux. Nous avions déjà proposé un premier cycle de projections qui rendait compte de sa collection, en juin 2019. Il y a dans ce fonds environ 200 films, presque tous en 35 mm. La plupart ont été produits dans le contexte de la Glasnost et dans les dernières années de l’Union soviétique. Ce sont ces films peu visibles et rares que nous regarderons sans doute en premier. Nous nous y préparons et à cette occasion nous ferons des découvertes que nous serons impatients de partager avec le public.
13 mai 2020