De source africaine
par Samy Benammar
Avant le cinéma, la salle noire et le défilement des images : des documents qu’on annote, des histoires qu’on récolte. Dans ces carnets où l’on ordonne les idées, la réalité historique est déconstruite pour tisser, à partir de ses fragments, les images qui la révèlent. Dans la vitrine qui accueille le visiteur à l’entrée de la salle Raoul-barré, une collection de matières – papier vieillis, fleurs de coton et photographies en noir et blanc – rend visible le processus de création de Martine Chartrand dont l’exposition De source africaine donne à voir l’ampleur d’une démarche collective de résistance à l’oubli. Pour reprendre les mots de la cinéaste, confiés lors d’un appel téléphonique dont l’humilité et la sincérité font directement écho à l’atmosphère de l’exposition, il s’agit ici de « révéler les processus cachés de l’artiste qui cherche” et ainsi de “dire les silences derrière les images ». Ceux-ci ne concernent pas seulement les procédés techniques ayant permis la réalisation des courts métrages d’animation de l’artiste québécoise d’origine haïtienne, mais surtout les esclaves québécois et leurs descendants qui sont à la fois l’inspiration et les premiers interlocuteurs de ces coups de pinceau.
Sur l’un des murs, un court film d’animation présente Olivier Le Jeune, premier esclave du Canada. Un autre affiche des portraits au fusain de Mary Ann Law Guilmartin, fille d’esclave adoptée. Ses mains jointes et son regard fuyant invitent le regard sans s’imposer à lui. Comme le reste des éléments de l’exposition, le récit de la jeune femme se dévoile au gré du cheminement entre les œuvres. Les espaces vides de la salle Raoul-Barré permettent une déambulation encourageant l’appropriation des lieux par les corps qui le traversent. Grace à cette présentation épurée, l’exposition de Martine Chartrand parvient à éviter l’effet de “visite guidée” et permet de développer une véritable « intimité avec les œuvres ». Y refont surfaces, les oubliés de l’histoire québécoise, de la famille Amos dont elle a entendu parler alors qu’elle faisait des recherches sur les draveurs à MacPherson, l’ami auquel Félix Leclerc offre une chanson et Martine Chartrand un film magnifique. La plus belle réussite de l’exposition est de parvenir à étendre l’univers de l’artiste et à exposer la réalité crue de l’histoire de l’esclavagisme au Québec et ce, sans tomber dans une monstration morbide de la violence. En confrontant les supports et en laissant autant de place aux récits qu’aux images, les différentes stations mettent en place une discussion autour du doute qui les habite : comment inviter à réfléchir la violence de l’histoire en respectant ses victimes ?
Cette idée est surtout visible dans la partie concernant le navire de traite Marie Séraphique qui adresse cette réalité bien que ce type d’embarcations n’aient pas été utilisé sur le territoire québécois. Sur le mur sont juxtaposés trois modes de représentation du bateau d’esclave : le document historique qui dit la violence technique d’une exploitation programmée et réfléchie jusqu’aux détails de l’entassement des corps, l’image reproduite qui initie un mouvement de transformation de l’histoire et un calligramme reprenant la silhouette navale en y inscrivant les noms de ceux qui au Québec, ont subi la réalité de l’esclavagisme. On nous invite ici à « prendre le temps de voir en élargissant les frontières de l’archive pour considérer de nouveau ces corps que l’histoire a longtemps traités comme des meubles ». La difficulté de raconter tout en réécrivant la réalité s’incarne dans cette liste de noms « attribués au gré de l’imaginaire des maîtres » mais dont l’inscription en noir sur blanc permet de refuser la disparition. “Laliberté”, le dernier nom de cette liste et celui du deuxième esclave québécois, dévoile ainsi la dure ironie du passé tout en initiant un mouvement vers l’avenir.
Cette double dynamique est au cœur des films de Martine Chartrand, dont Âme noire, présenté dans le programme Noir.e.s à la caméra, est le meilleur représentant. Réalisée à l’ONF en 2001, cette animation emploie une technique de peinture sur verre qui exige d’effacer l’image précédente pour pouvoir produire la suivante, un geste technique dont la portée métaphorique est évidente. Se succédant, l’apparition et la disparation permettent un mouvement entre l’histoire collective et individuelle, à l’image de ce bateau chahuté par le mouvement de vagues qui se transforment en bouquet de fleurs dans l’intimité d’une chambre. Au terme de ce film, des enfants érigent un bonhomme de neige à l’effigie de la Statue Ashanti qui renvoie à « la beauté des nations, à la fertilité, à l’intelligence et à la spiritualité » explique Martine Chartrand. Elle ajoute que de la présenter ainsi modelée dans le froid québécois permet de mettre en évidence une présence africaine sur le territoire mais que la fragilité de la neige appelle à poursuivre l’entretien de cette image, sans quoi elle risque de disparaître au printemps. Ces « dessins qui s’estompent sur des mouchoirs, dans une table d’archives », eux-aussi, expriment le désir de survivre au passage des saisons.
Vous m’avez demandé de vous tutoyer dès les premières minutes de notre appel, parce que tu ne vois d’intérêt au dialogue que dans l’intimité de l’échange. Tu évoquais une conversation avec une jeune actrice noire à laquelle tu avais demandé son sentiment par rapport à cette exposition d’une histoire violente dans le contexte contemporain où l’on essaye de s’émanciper des démons du “N word”. Elle t’avait répondu « ma petite sœur aurait des difficultés, mais si je lui expliquais elle serait enchantée de découvrir cette histoire.». J’entends dans cette anecdote que tu accordes autant d’importance aux sensibilités de celles et ceux qui se souviennent aujourd’hui qu’à celles de celles et ceux qui ont subi hier. Tes films comme ton exposition appellent à une exploration à la première personne en installant une douce familiarité entre tes images, leurs visages, nos histoires et tous les regards.
Des films de Martine Chartrand sont disponibles sur le site de l’ONF ici.
17 juin 2021