Démesure
par Marco de Blois
Un mot, un seul, pour décrire la projection installative Inverso Mundus, du collectif russe AES+F, qui vient de prendre l’affiche à la Cinémathèque québécoise : démesure. Présentée dans le cadre du festival Elektra d’arts numériques, cette œuvre hors-norme séduit, subjugue et stupéfie de multiples manières. Peu souvent le cinéma s’est-il apparenté si fort à une expérience de l’instant.
Il s’agit d’abord d’une projection surdimensionnée, à canaux multiples, dont le ratio équivaut, grosso modo, à deux fois le Scope. Un mur complet de notre salle Norman-McLaren est occupé par les images grandioses d’Inverso Mundus. L’expérience ne peut être reproduite dans une salle de cinéma; la projection nécessite le recours d’un espace approprié et d’un minimum de trois projecteurs qui reproduisent l’immense mise en scène du collectif.
« Démesure » s’applique ici aussi à l’ambition démiurgique du spectacle. Le résultat s’alimente des disciplines diverses exercées par les membres du collectif : architecture, mode, photographie, design, animation, cinéma. Rehaussée par le lyrisme élégant de grands airs classiques, l’œuvre place le spectateur dans un rapport évoquant le spectacle théâtral, notamment en ce qui concerne le rapport aux corps et l’occupation de l’espace. Une fresque hybride, post-moderne, somptueuse, impressionnante et séduisante au sens intellectuel, sensoriel et sensuel du terme, qui rappelle, par exemple, les expériences électroniques de Zbigniew « Zbig » Rybczyński (Steps, The Orchestra) autant que la danse contemporaine.
La beauté des protagonistes, la gracieuse lenteur des mouvements des corps et de la caméra, l’opulence de la direction artistique caressent le regard, tandis que les compositions hiératiques et la lumière rappellent les œuvres de la Renaissance. Ainsi, la très grande surface de projection et la très haute résolution des images entraînent un rapport étroit avec les corps, dont on distingue la texture de peau. L’aspect charnel est donc particulièrement puissant, surtout lors des gros plans qui prennent une dimension presque dramatique.
Et que raconte Inverso Mundus? Il s’agit d’un monde qui pourrait être celui de demain, mais pourtant très proche de nous, un brin science-fictionnel, habité par des mutations monstrueuses. Tout tourne ici autour de la question du pouvoir, des conflits et de la séduction. La splendeur de la réalisation ne masque pas certains désirs de rendre compte d’une vision du monde sociale et politique, où se profile un goût de la dérision et du grotesque, et de la volonté de proposer une interprétation renouvelée de la société contemporaine. Des nombreux déchets jonchant le sol jusqu’à la crête des gratte-ciels ultra modernes, Inverso Mundus (monde inversé) se déroule dans un espace complètement éclaté et vertigineux, entièrement fabriqué par les artistes, où tous les déplacements se démarquent par une grâce aérienne. C’est à la fois très beau, majestueux… et profondément troublant.
En collaboration avec le festival Elektra d’arts numériques, la Cinémathèque québécoise présente l’installation Inverso Mundus, une oeuvre de 38 minutes projetée en boucle dans la salle Norman-McLaren, jusqu’au 20 août. Entrée libre.
3 juillet 2017