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Cinémathèque Québécoise

Empty Quarter, l’art de la fuite

par Doriane Biot

Des routes à n’en plus finir, l’horizon à perte de vue. Des courses poursuites effrénées, des criminels en cavale. La fuite se décline à la Cinémathèque Québécoise. Du 04 mars au 02 avril, un cycle de vingt-trois films laissera un goût d’évasion, de liberté, ou d’angoisse et de sueurs froides. Dans son premier film de fiction, Empty Quarter (Une femme en Afrique) (1985), Raymond Depardon explore une fuite toute autre. Celle de corps qui échappent au regard, qui fuient l’écran, se dérobent, cherchent en vain la moindre ouverture pour exister.

Un homme passe quelques jours dans un hôtel de Djibouti. Il y croise une jeune femme, aux allures et au langage plus adolescents qu’adultes, qui attend une mystérieuse lettre à la réception de l’établissement. Il lui propose de partager sa chambre et elle accepte. Avec Empty Quarter, le photographe et cinéaste Raymond Depardon sort de sa routine documentaire et livre un essai visuel empreint de torpeur, de chaleur écrasante et de désir. S’il y a une fuite, elle n’est ni vive ni pressée. Similairement à ce qui distingue son travail documentaire – autant photographique que cinématographique –, le film de fiction est parsemé de temps morts, d’attente. Dans cet hôtel de Djibouti, le temps est suspendu. Des corps se découpent – percée humaine dans la matière épaisse d’un temps qui s’étire et se prélasse à l’ombre du soleil d’une ville d’Afrique de l’Est. La rencontre des deux personnages reste figée dans un temps incertain.

La fuite prend d’abord la forme d’une absence, celle du corps d’un homme qu’on ne devine qu’à travers sa voix (off) qui commente, se souvient, questionne, accompagne les images qui nous sont offertes. Complètement effacé de l’écran, l’homme observe. Est-il derrière la caméra? Les scènes auxquelles nous assistons sont-elles des réminiscences de moments passés en compagnie de la jeune femme? La voix de l’homme, qui chuchote à l’oreille de la caméra, appuie le style essayiste du film et met le doigt sur une autre caractéristique du travail de Depardon : Une subjectivité assumée qui marque autant les photographies journalistiques que les films documentaires du cinéaste. Ici, l’œil de la caméra devient une ouverture sur les souvenirs d’un homme qui cherche à figer des instants qui lui échappent déjà. En retrait, en fuite, réduit à une substance mentale, il dévore avec les yeux.
« C’est comme si mes yeux étaient devenus une partie d’elle, un prolongement de son corps à elle », dit-il.

Depuis son poste d’observation, l’homme découpe, ausculte, caresse du regard la jeune femme qui octroie parfois un coup d’œil dans sa direction, qui lui adresse quelques phrases éparses. Il y a bien quelqu’un hors champ, qui allume l’interrupteur dans l’une des premières scènes du film, mais le cadre reste vierge de sa présence physique. La jeune femme elle-même fuit le regard de l’homme et celui du spectateur. À plusieurs reprises, l’action d’une scène nous échappe, occultée par un élément intrusif : un voile, une moustiquaire, un arbre, des persiennes. À moins que ce ne soit la jeune fille qui s’isole et disparaisse derrière une porte. Pendant ce temps la voix spécule, s’évade dans un imaginaire de possibles pour compenser la réalité partielle qui lui échappe. Le spectateur approche la jeune femme accompagné par la voix gorgée de désir de l’homme. Dans Empty Quarter, nous regardons avec les oreilles.

Mais la synchronicité dérape progressivement, le temps s’étend, se raccourcit mais ne coïncide plus avec la temporalité de la voix-off qui se remémore des souvenirs en décalage. Les remarques de l’homme et de la jeune fille se chevauchent et excluent toute écoute. Les voix sont tantôt complices tantôt en décalage total. Le « déphasage sentimental » (Cyril Laverger, 2011) des voix et des images renvoie à l’impossible existence de la relation entre les deux personnages. L’espoir de pouvoir se réaliser ensemble, dans une même temporalité et un même espace, est réduit à néant à travers ce décalage et ces corps fuyants.

Allégorie utopique de la relation rêvée, un film projeté dans une salle de cinéma de Djibouti présente les retrouvailles de deux amants. Les héros s’époumonent à crier leurs prénoms, puis le mot ENSEMBLE résonne dans l’obscurité de la salle, prononcé par une voix-off enflammée qui commente leur réunion heureuse. Romantisme édulcoré, ridicule. Les mots et l’ombre des amants réunis découpée sur un coucher de soleil blafard se heurtent à l’impossible coexistence sur un même plan filmique de nos deux personnages principaux. Tant de couples traversent pourtant le cadre, amoureux au coin de la rue, clients d’un bar s’accordant une danse sur un morceau de jazz lancinant, héros de drames romantiques. Pas eux. Leur relation n’existe que dans l’envie du narrateur et son regard dévorant.

« Que j’aimerais qu’on ne se sorte jamais de cet hôtel, qu’on y reste et qu’on devienne tous les deux presque fous. Qu’on se griffe, qu’on se morde, qu’on s’embrasse tout le temps, qu’on ait du mal à respirer, qu’on transpire, que plus rien d’autre n’existe, seulement elle et moi, serrés très fort l’un contre l’autre, en train d’étouffer », dit-il.

Empty Quarter est partagé entre un sentiment d’évasion et de confinement. Lorsqu’ils quittent la moiteur de l’hôtel, les personnages, toujours accompagnés de la voix de l’homme, nous entraînent sur les rails du train qui traverse l’Éthiopie, puis dans un immense désert. Les paysages à perte de vue appellent au départ. Depardon ouvre littéralement des fenêtres sur l’horizon et les personnages, petit à petit, acceptent l’invitation du point de fuite. La sensation d’enfermement se heurte à l’immensité du désert que Depardon aime tant filmer et photographier, découvrant ainsi un cinéma qui oscille perpétuellement entre « le huis clos et l’horizon. » (Viva Paci, 2009).

« Arrête de me regarder comme ça », dit-elle.

Empty Quarter c’est l’errance sentimentale et géographique de personnages perdus dans le désert immense de la vie. C’est le goût éphémère de ce qui aurait pu être mais ne sera jamais. C’est la fuite du corps amoureux, le vide du cœur à remplir. Le temps d’un voyage en terre inconnue, l’homme et la jeune fille s’évadent dans une réalité désynchronisée, suspendent le temps pour se découvrir, l’un l’autre et surtout eux-mêmes. Une introspection teintée de torpeur sentimentale. L’être aimé a disparu depuis longtemps, il ne reste que les traces d’un voyage où les corps s’effacent, soufflés par le vent chaud du désert. Depardon excelle dans l’art de la fuite douce et mélancolique, la mise en scène d’une impossible relation amoureuse qui n’existe que dans le désir d’une voix.


Le cycle L’Art de la fuite sera présenté du 4 mars au 2 avril 2019 à la Cinémathèque Québécoise. Empty Quarter, Une femme en Afrique est projeté le vendredi 8 mars, 19 h.


4 mars 2019