ENTRETIEN AVEC GUILLAUME LAFLEUR
par Marc-Antoine Franco Rey
Après avoir enchaîné les fermetures et les réouvertures au gré de la pandémie, la Cinémathèque québécoise entrevoit la fin de deux années de va-et-vient. À l’aube d’un retour à la normalité, 24 images s’est entretenu avec Guillaume Lafleur, son directeur de la diffusion, de la programmation et des publications, pour discuter des enjeux éditoriaux de l’institution et de la grille horaire.
La mission de la Cinémathèque est de valoriser l’art cinématographique sous toutes ses formes à travers sa programmation, tout en effectuant un travail d’archivage. Comment déterminez-vous la manière d’accompagner les films ou les cycles, pour remplir le mandat éducatif ? Récemment, La Strada du cycle Fellini était notamment précédé d’un documentaire québécois évoquant l’impact du cinéaste italien sur les artistes d’ici.
Quand la Cinémathèque a été créée en 1963, c’était peut-être le principal véhicule, avec les ciné-clubs, par lequel il était possible de rendre visibles des classiques de l’histoire du cinéma au sens large. S’il y a une continuité entre les années 1960 et maintenant à la programmation de la Cinémathèque, elle s’incarne par ce souci de rendre compte de ce qui se produit à un niveau international, dans le cinéma d’auteur ou dans le cinéma d’art et d’essai, parfois dans le cinéma plus populaire aussi, tout en ayant comme principale mission de se concentrer sur le cinéma indépendant québécois, canadien et d’animation.
Il y a des moments où on accompagne un peu plus les films, soit par des invité·e·s de passage ou qu’on sollicite. En ce qui concerne le cinéma international, généralement nous essayons autant que possible de conjuguer les intérêts de la diplomatie culturelle – qui a parfois des agendas, des anniversaires à souligner, des commémorations – avec ce que la Cinémathèque peut accueillir. Nous puisons dans nos propres archives, nous regardons aussi ce qui se fait ailleurs, afin de suivre les tendances et de nous distinguer. C’est une question de mesure, nous avançons comme ça tout au long de l’année.
À la Cinémathèque, il y a eu des changements en 2015 après une crise politique assez sévère lors de laquelle je suis arrivé en poste. Évidemment, il y avait un dialogue qui était déjà en place depuis des années avec les instituts culturels étrangers présents à Montréal et ailleurs au pays, mais nous essayons, avec Marcel Jean, qui est directeur depuis 2015, de travailler avec certaines diplomaties. Je dirais que, depuis quelques années, des liens avaient été coupés, donc il fallait les renouer.
La Cinémathèque présente régulièrement des cycles plus accessibles. Pensons notamment au cycle estival Musique ! ou, plus récemment, aux rétrospectives David Cronenberg et Pedro Almodóvar, qui sont des cinéastes très connus. Comment travaillez-vous cet équilibre entre les grands auteurs et les cycles plus nichés ?
Notre pari, c’est de considérer qu’une rétrospective Almodóvar, Cronenberg ou un grand cycle d’été avec une thématique large, qui permet de montrer des canons de l’histoire du cinéma mondial, sont des locomotives qui font venir un public beaucoup plus diversifié que celui qui viendrait voir d’emblée une projection très nichée. Nous avons un public qui, généralement, est soit universitaire, soit passionné de cinéma. En présentant des classiques, nous allons évidemment rejoindre plus de gens et ce public-là est susceptible de regarder de plus près notre grille horaire et de commencer à se documenter sur l’ensemble de la programmation. Donc il y a une forme de prosélytisme lié au fait de mettre de l’avant des locomotives. Nous savons très bien qu’en présentant une fois par année Sunset Boulevard, il y aura toujours une centaine de spectateurs et spectatrices qui vont venir. En matière de stratégie de communication, c’est assez intéressant de pousser sur les canons et de voir l’effet que ça donne sur l’affluence aux autres projections. Ce que je peux dire, c’est qu’en général, ça marche. C’est difficile à vérifier, mais nous le voyons par les chiffres que nous recevons tous les soirs après les projections.
Mis à part les sorties récentes projetées, comment la Cinémathèque parvient-elle à se renouveler par rapport à son traitement de l’histoire du cinéma ? Comment « raccorder le présent avec le passé », pour reprendre une expression tirée du dossier « Cinémathèque québécoise, 50 ans après » de Hors Champ ?
Il y a plusieurs manières de le faire. Il y a une sorte d’aura qui se constitue autour de certains créateurs et certaines créatrices avec le temps. Prenons par exemple une cinéaste comme Chantal Akerman qui, il y a vingt ans, était très connue, établie, qui avait une stature très valable sur le plan international. On n’était pas en mesure à l’époque de s’attendre à ce que ses films, quand on les présente à la Cinémathèque aujourd’hui, soient aussi populaires que Sunset Boulevard. Des cinéastes qui ont marqué toute une génération en ont parlé beaucoup, contribuant à consolider sa stature. Je pense à Gus Van Sant, qui a souvent affirmé à quel point son film Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles avait eu une influence sur sa pratique. C’est le genre de déclaration qui a un effet sur le public. Donc il y a des tendances qui changent et nous on les suit, parfois elles s’imposent à nous aussi. Il y a des circonstances sociologiques, historiques qui font en sorte que la Cinémathèque a une responsabilité : on doit réagir jusqu’à un certain point à l’actualité, se positionner. Je pense que dans la mouvance politique de Black Lives Matter des dernières années et de l’événement autour de la mort de George Floyd qui a beaucoup marqué les esprits, la place qu’occupent les afrodescendant·e·s dans notre programmation doit être remise en question, interrogée, travaillée. L’an dernier, on a ainsi proposé le cycle Noir·e·s à la caméra, qui a permis de mettre en valeur des films de cinéastes afrodescendant·e·s pendant un mois. Ça a été l’occasion de voir qu’il y avait un public qui était prêt à suivre ça. Ce type de programme représente un exercice vraiment passionnant et un défi de programmation. Étant donné qu’il s’agit de films malheureusement moins canonisés que Citizen Kane, pour prendre un exemple évident, il y a tout un travail de recherche de copies à effectuer. De plus, notre propre collection, qui est assez riche, demeure encore tributaire du contexte culturel des 50 dernières années, et il faut faire un travail conscient pour ne pas toujours montrer ce que nous ou notre public connaissons. Sortir de cette espèce d’hégémonie culturelle, c’est ainsi un défi auquel nous devons nous atteler. En cherchant dans nos propres archives, nous faisons des découvertes, nous nous rendons compte que nous avons des films que nous n’avons pratiquement jamais montrés alors qu’ils participent à la fois au patrimoine du cinéma national, et international.
Sur quels critères vous basez-vous pour déterminer vos cycles et où ceux-ci seront placés dans une année ? Comment délimiter ce qui cadre dans le mandat de la Cinémathèque ?
Ce sont de bonnes questions, que nous nous posons régulièrement. Pour les grands cycles d’auteur, nous essayons dans un premier temps de façon très pragmatique de voir jusqu’à quel point nous pouvons travailler avec les films que nous conservons. Ça permet de valoriser notre rôle dans la conservation du cinéma, mais aussi d’être autonomes dans la constitution des grands cycles, parce qu’il y a des enjeux financiers évidemment si la plupart des films doivent être commandés à l’externe. Parfois, il y a aussi un intérêt de la part de producteurs étrangers et de cinéastes à nous donner des films. C’est souvent lié au fait que nous conservons déjà leur œuvre, que leurs films ont déjà été montrés et qu’il y a un public sur place qui s’intéresse à leur travail.
Du point de vue du calendrier, d’autres éléments peuvent intervenir. En particulier avec la pandémie, nous avons été obligés de fermer et de rouvrir, et nous sommes donc dans une période de reprise des cycles qui étaient prévus en partie l’an dernier. Parfois, il y a des invités qui ne peuvent plus venir. Cronenberg serait probablement venu lors de la première version de la rétrospective. Il était très intéressé, mais ça n’a pas pu avoir lieu dans les temps prévus, et il est désormais en postproduction de son film. Cela dit, nous avons quand même maintenu la rétrospective. Il y a toujours des compromis à faire.
Sinon, c’est sûr que la rentrée de janvier, un peu comme partout, c’est un moment clé dans la programmation. La séquence estivale, on la réfléchit en amont parce que, depuis plusieurs années maintenant, on propose un programme qui traverse tout l’été avec une centaine de titres, donc on essaye de réfléchir aux effets qu’ont eus les projections sur notre public au cours de l’année, afin de réagir à ça.
Aujourd’hui, l’accès aux films d’auteur ou aux classiques du cinéma via les plateformes numériques comme The Criterion Channel font concurrence aux cinémathèques. Quel est l’impact de cette nouvelle réalité sur la façon de concevoir le rôle de la Cinémathèque québécoise ? Qu’a-t-elle à offrir de plus que ces plateformes ? La Cinémathèque est-elle promise à se métamorphoser ?
La première chose qui nous distingue, c’est le grand écran. Ça a l’air simple comme affirmation, mais il est bien évident que, si nous annonçons une projection de Teorema de Pasolini qui serait offert en même temps sur The Criterion Channel, nous allons tout de même rejoindre le public qui s’intéresse à son film et qui a envie de le voir dans des conditions qui correspondent au désir du cinéaste. Si tu veux voir l’œuvre dans son intégralité, dans son intégrité, dans le respect de ses velléités initiales, il faut venir la voir en salle. Ça, le public le sait. Cela dit, c’est sûr que les habitudes de consommation du cinéma ont considérablement changé. Ce serait mentir que de dire que nous n’en tenons pas compte. La Cinémathèque est relativement protégée en ce qui concerne l’intérêt que le public pourrait avoir pour ce qu’on programme, si je compare avec les défis auxquels doivent faire face les salles commerciales. Ce qu’on défend de manière large, c’est le cinéma comme forme d’art qui a une valeur patrimoniale. Parfois ce n’est pas simplement à cause de ses contributions artistiques, mais aussi parce qu’il révèle tout un contexte social. C’est important de ne pas seulement programmer des chefs-d’œuvre, de défendre même certains films pour leur contribution à la culture de manière beaucoup plus large que pour des critères artistiques. Cet accompagnement-là fait en sorte qu’on trouvera également le public, même si ce sont parfois des œuvres qui relèvent davantage de la culture populaire. Pour ce qui est de la synchronie entre la présentation d’un film en salle et son accessibilité en ligne, nous la percevons comme une cohabitation. Il ne faut pas se mettre la tête dans le sable, les problèmes qui se présentent actuellement sont nouveaux, mais ce n’est pas vrai qu’en mettant un Blu-ray dans son lecteur, en ayant accès à Netflix ou à The Criterion Channel sur sa grande télé, on va avoir une expérience équivalente à une projection en salle. Donc, pour nous, ce n’est pas un si grand souci.
Photo : Marc-Antoine Franco Rey
31 mars 2022