Entretien avec Theodore Ushev
par Louise Petit
Du 3 mai au 22 septembre, la Cinémathèque québécoise propose, en coproduction avec le Musée-Château d’Annecy, La matière de la mémoire, une grande exposition de l’artiste Theodore Ushev. Pour l’occasion, trois salles lui sont dédiées pour non pas changer le monde mais petit à petit, les individus, espère l’artiste.
Est-ce que c’est votre première exposition ?
Ce n’est pas ma première exposition, mais la plus grande. Je considère celle du Musée-Château d’Annecy et de la Cinémathèque québécoise comme une seule exposition. Avant ça, j’ai fait des petites expositions. Deux étaient dans des galeries privées et une dans la galerie municipale de Sofia, qui était aussi une grande installation, mais pas aussi grande que celle-ci.
Quelles sont les origines de ce projet ?
Vers 2012 ou 2013, Marcel Jean m’a demandé si je voulais qu’on fasse une exposition sur mon travail. Au début ça m’a étonné parce que je ne pensais pas avoir assez de matériel pour que ce soit faisable. Je ne pensais pas que mes œuvres étaient assez importantes pour qu’on m’accorde une exposition. Marcel m’a rassuré en affirmant l’inverse. Il m’a proposé de parler avec le musée d’Annecy. Heureusement, ils ont été d’accord. Après ça, tout s’est développé très vite. On a eu de l’appui de beaucoup d’institutions. L’exposition a ensuite été retardée de trois ans à cause de la pandémie. Finalement, ça m’a permis de réaliser deux autres films qui sont devenus l’exosquelette de l’exposition, notamment Physique de la tristesse.
Le concept derrière l’exposition est cette idée de capsule temporelle. C’est comme ça que je l’envisage. Une capsule temporelle de notre temps, de nos inquiétudes, de nos batailles, de notre guerre, de notre amour, et tout ce qui se passe autour de nous.
L’exposition de la Cinémathèque est-elle une réplique identique de celle faite au château d’Annecy ? Sinon, en quoi diffère-t-elle ?
L’exposition a évolué, et ce, grâce à Marie-Douce St-Jacques, qui est une commissaire extraordinaire. C’est devenu plus synchronisé, plus pointu, plus consistant. On a enlevé certaines œuvres, d’autres ont été créées in situ spécialement pour l’espace de la Cinémathèque. Donc ici, c’est une autre exposition, mieux construite à mon avis. En réalité j’ai beaucoup pensé cette exposition pour la Cinémathèque québécoise, pour les trois salles. L’équipe a effectué un travail magnifique. Finalement, il doit y avoir cinq ou six œuvres qui n’étaient pas à Annecy. Le temps change, ça évolue.
Comment s’est déroulée la création de l’exposition, de la conception à la sélection des œuvres ?
Ça s’est principalement construit autour d’échanges entre Marco de Blois, Doriane Biot, qui était la première commissaire d’exposition, Marie-Douce, qui a fini le travail, et moi. Je pense qu’ils ont tous regardé beaucoup de mes films. Marie-Douce a fait un magnifique travail, c’est une artiste exceptionnelle. Elle a créé une histoire avec les œuvres que je lui ai données. C’est un vrai travail de commissaire.
Pouvez-vous nous parler de votre processus créatif ? Comment choisissez-vous les techniques et les médias que vous utilisez dans vos œuvres ?
C’est la technique qui me choisit. Au début, il y a l’idée, ensuite arrive le matériau. Parfois, je ne connais pas bien le matériau avec lequel je travaille, donc ça me prend quelque temps pour apprivoiser la technique, pour l’utiliser et servir l’idée. C’est toujours comme ça pour moi. Je n’essaie jamais de servir l’idée de la façon que je dessine, au contraire je dessine l’idée. Donc le concept d’abord, ensuite la technique.
Que vont découvrir les visiteurs qui connaissent votre cinéma dans cette exposition ?
J’espère qu’ils vont trouver une façon de réagir. Le cinéma, c’est une arme, une arme contre l’injustice et la violence. J’aimerais bien que les gens voient cette exposition comme un cri. Un cri de guerre contre la violence, contre le manque de liberté, contre l’oppression, contre les invasions militaires, contre les violences psychologiques, sexuelles, verbales, contre toutes les sortes de violences. C’est une sorte de dénonciation de toutes ces violences. Ce qui nous empêche d’avancer en tant que société, c’est que la violence, je ne sais pas pour quelle raison, s’est exacerbée. Peut-être à cause de la pandémie. On devient de plus en plus violents et, à un moment, on ne sera plus capables de s’arrêter. J’essaie, avec l’art, d’empêcher que la violence envahisse tout.
Parmi les œuvres présentées dans cette exposition, y en a-t-il une qui vous tient particulièrement à cœur ? Pourquoi ?
C’est difficile à dire. Si je devais choisir, je dirais que j’aime beaucoup La tour de Babel. Je travaille sur cette idée depuis longtemps et c’est, je pense, peut-être la plus importante œuvre dans cette exposition, une installation lumineuse.
Comment voyez-vous l’avenir de l’animation ?
Je le vois en rose. Je pense que l’animation, c’est l’art le plus important de notre temps. Avec l’animation, on a toutes les libertés de créer un monde à partir de zéro, sans aucune oppression. J’écris un monde manifeste, je regarde vers le futur. L’animation est partout de nos jours. La création d’images synthétiques, qui n’existent pas préalablement, est peut-être la plus grande innovation technologique de notre époque. Et ce futur, on le voit, il est partout. Avec l’intelligence artificielle, ça devient de plus en plus démocratique. Vous pouvez créer des images sans beaucoup d’argent, sans beaucoup d’investissement, avec toutes les libertés artistiques et créatives.
Est-ce que cette exposition aura un impact sur vos projets à venir ?
Absolument. En créant la tour lumineuse, La tour de Babel, j’ai eu l’idée d’un autre film. Ça m’aide beaucoup. Et j’espère que ça va m’aider aussi pour mes projets à venir. Mais surtout, j’espère que les gens viendront voir l’exposition. C’est ça, le plus important. Et s’ils réfléchissent un petit peu, s’ils s’accordent quelques minutes de réflexion sur le monde, sur notre position dans le monde, sur notre rôle dans ce monde, je serai content. Ce serait une mission accomplie.
Avez-vous quelque chose à ajouter sur l’exposition ?
Je tiens à remercier les personnes qui ont travaillé à ce projet. Tout seul, je n’aurais pas été capable de le faire. L’exposition est le fruit d’un travail collectif. C’est le travail de mes producteurs, qui m’ont aidé dans mon parcours de scénariste officiel du film, l’équipe de la Cinémathèque québécoise et des conservateurs du Musée d’Annecy.
Crédit photo : Maryse Boyce
8 mai 2024