FRACTION
par Guillaume Lafleur
Mettre en place l’installation Fraction du groupe Épopée à la Cinémathèque québécoise signifie aussi montrer une œuvre liée à l’histoire contemporaine des mouvements sociaux. Son théâtre, inscrit dans le secteur immédiat de la Cinémathèque, déroule entre autre le film chronologique des manifestations qui ont eu lieu lors du printemps érable au centre-ville de Montréal, avec une escale impromptue à Victoriaville le 4 mai 2012, au congrès du Parti Libéral. Il semblait logique, au groupe Épopée comme à nous que la première présentation de cette œuvre à Montréal – après une version initiale montrée chez Daïmôn, à Gatineau en 2014, puis à la Biennale de Québec la même année -, se fasse dans un secteur névralgique de la culture et du savoir.
Dès lors, ce qui frappe l’esprit des spectateurs qui ont déjà découvert Fraction relève de la mise à distance des événements de 2012. Alors que dans la première mouture de 2014 ces événements étaient encore très proches et la charge affective déterminante, il est possible de contempler aujourd’hui Fraction comme un tableau vivant à double détente, entre foules et visages.
Pour préciser la mise en place de cette installation en salle d’exposition, rappelons qu’il a fallu construire un mur. Un mur ? Cette question je l’ai posée puis entendue plusieurs fois depuis la première version de Fraction que j’avais aussi accompagnée à Gatineau. Pourquoi cette contrainte dans un lieu où nous disposons déjà de quatre grands murs servant de surface de projection ? La réponse est simple : le mur doit littéralement barrer la route au spectateur, entraver son trajet dans le milieu de l’exposition et favoriser un instant d’arrêt. Ce mur qui vous fait face à l’entrée de la salle, là où précisément il ne devrait pas se trouver, constitue le premier temps de l’installation, connu sous le titre Insurgence.
Ce film, long métrage de près de deux heures projeté en boucle, est donc l’enchainement chronologique de pratiquement toutes les manifestations montréalaises du printemps érable, projeté dans des conditions concourant à nous maintenir captifs. Un exemple illustre ce fait. Nous avons organisé une rencontre dans les lieux de l’installation avec des intervenants de la deuxième étape de Fraction, connue sous le titre Rupture. Lors de cette prise de parole se déroulant au fond de la salle, le groupe Épopée a proposé de baisser le son de l’œuvre en laissant défiler les images. La conséquence de cette décision, outre le fait que nous conversions immergés dans les images, est qu’une dizaine de membres de l’auditoire ont préféré demeurer en retrait des conversations, face au mur près de l’entrée, sous l’effet des images saisissantes du mouvement étudiant et citoyen. Le point de vue irréductible de la caméra se situe du côté de la foule, à l’abri de la récupération médiatique.
La deuxième partie de l’installation, Rupture, est constituée de témoignages filmés toujours à la même échelle, en plans rapprochés aux visages de manifestants investis dans ce soulèvement étudiant et citoyen qui ont parfois été violentés et judiciarisés. Cette section de l’installation est projetée sur l’autre versant du mur, l’espace de la projection n’occupe alors que la partie centrale, formant un carré blanc (tous les intervenants sont d’ailleurs filmés sur fond blanc), délimité par un cadre noir.
Cette section a davantage changé et évolué depuis la première mouture de l’installation. Elle cumule maintenant cinq heures de témoignages. Cet après-coup sur lequel s’attarde Rupture est déterminant dans la compréhension d’ensemble de la tonalité de Fraction. La charge émotive est alors susceptible de nous atteindre à plus d’un titre malgré tout et elle se trouve là où l’on ne s’y attend pas forcément. Un témoignage d’un manifestant qui a perdu l’usage partiel de la vue est montré et c’est l’éloquence de son propos qui impressionne : l’absence de colère y est redoutable, le rire et l’ironie sont fréquents, l’intelligence dans l’analyse du système politico-policier y est constante.
Il y a dans ces témoignages des zones de flou, des propos qui prennent délibérément leurs distances avec les normes entendues qui sont parfois une violence tapie sous les apprêts du mot d’ordre d’un bien-vivre communautaire. Cette part radicale du mouvement, volontiers anarchisante s’inscrit parfois dans une sorte de tradition, faisant l’éloge des petits larcins en réponse aux dérives de l’ordre établi. Ce qui frappe dans l’ensemble de ces témoignages, c’est aussi la vitalité d’une vision contre-culturelle de la société qui ne rompt pas avec l’idéalisme et semble revivifié par certains postulats, issus des combats féministes en cours, de la question des genres et tout aussi bien la force du nombre que sa remise en cause.
La troisième partie, Contrepoint, propose une pause dans le flot des témoignages. Sur un écran du fond, face au mur, des intervenants aussi musiciens offrent une performance.
La présentation de Fraction se poursuit jusqu’au 30 octobre.
13 octobre 2016