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Cinémathèque Québécoise

Frédérick Maheux : entrevue sur Drug Porn

par Montal Fabrice

Drug Porn est un documentaire expérimental sur la toxicomanie telle qu’elle s’exprime à travers les médias sociaux. Éros et Thanatos y cohabitent. Dans le contexte des crises des opioïdes et du Fentanyl, ce film explore l’univers numérique de ces groupes d’individus qui documentent, en la partageant publiquement, leur consommation de narcotiques. Nous nous sommes entretenus avec le réalisateur Frédérick Maheux autour de l’élaboration de ce film hors normes.

Tu sembles attiré par le phénomène de la dépendance. ANA, l’un de tes films récents s’adressait à une communauté d’anorexiques; celui-ci, Drug Porn, aux communautés de junkies qui s’exhibent en ligne. D’où vient cette attraction ?

C’est moins la dépendance qui m’intéresse qu’une certaine résistance, voire le refus de ce monde. Il s’agit d’expérience de vie extrême et solitaire, malgré les réseaux que permettent le web. Je ne nie pas l’aspect pathologique et médical de ces conditions, au contraire, mais ces derniers m’apparaissent davantage comme un prix à payer pour « sortir d’ici ». D’où la citation de A Scanner Darkly de Philip K. Dick à la fin de Drug Porn.

D’où cette question, si tu me permets de rebondir, sur comment entrer en contact avec de telles communautés ?  Comment s’est opérée ta recherche et comment s’est constituée la structure de ton film ?

Pour ANA, spécifiquement, le premier point de contact fut le fruit de plusieurs coïncidences. Les troubles alimentaires des gens autour de moi et les miens m’ont mené à dévorer plusieurs livres sur le sujet. J’ai la vilaine habitude de fouiner dans les différents recoins du web et je suis tombé sur une publication identifiée par le mot-clic « pro-ana ». Cette première publication fut le fil d’Ariane qui m’a permis de creuser et mon obsession-compulsion s’est chargé du reste. C’est en accumulant des informations pour ANA que je suis tombé sur les communautés qui sont le sujet de Drug Porn, mais, dès le début, j’ai senti que ça devait être un autre film, avec son propre traitement.  Mais dans les deux cas la démarche est similaire : accumuler frénétiquement du matériel, élaborer une structure de classement, effectuer un suivi régulier, analyser et identifier les patterns pertinents et, surtout lire la littérature scientifique et les actualités sur le sujet. À partir d’un certain moment il y a un déclic. Il y a assez de matériel pour commencer à articuler, ordonner, raffiner…

Pendant que je travaillais sur Drug Porn, il y a eu la crise des opioïdes, du Fentanyl et plusieurs articles racoleurs justement sur ces communautés. Ces derniers ont aidé à éviter de tomber, dans ce que je considérais des pièges, de la facilité…

Tu as fait le choix ici de ne travailler qu’à partir de clips mis en ligne. Cela pourrait ressembler aux documentaires web de Dominic Gagnon. Toutefois, tu as pris le parti de modifier tes images. Pourquoi?

Ce qui m’a le plus frappé des œuvres « YouTube » de Dominic Gagnon, surtout dans Pieces and Love All to Hell et RIP In Pieces America, c’est le besoin hystérique de ces gens de communiquer et de convaincre. YouTube est dans ces films un porte-voix (qui censure de plus en plus année après année il faut le dire) pour leurs théories du complot et discours apocalyptiques. Ce n’est pas le cas du matériel obtenu pour Drug Porn. Le rituel de consommation est capté, souvent en silence, et c’est le texte, qui accompagne parfois la vidéo et parfois non, qui communique. Les réseaux sociaux ne sont pas du tout utilisés de la même façon. D’ailleurs, plusieurs ont naïvement cru que ces contenus resteraient au sein de leur communauté, ce qui a mené à plusieurs crises lorsque des vidéos ont coulé sur les tubes pornographiques et Facebook.

Donc d’un côté je voulais anonymiser le matériel et j’ai expérimenté énormément sans être satisfait. Après plusieurs mois de recherche, j’ai eu une illumination en découvrant que des contenus que je savais provenir de comptes qui avaient été supprimés continuaient de circuler. La source indiquait le bon surnom, mais y accéder menait à une page d’erreur. Il ne restait finalement que ces traces ancrées sur ce qui était manifestement une erreur de base de données, comme un ectoplasme fantomatique. C’est ce qui a finalement orienté les choix techniques et esthétiques: transformer les corps en émanations, dans toutes les définitions que peuvent avoir ce mot. C’est d’autant plus pertinent pour moi depuis que les conditions d’utilisation de ces sites se sont resserrées et que la majorité du matériel archivé fut supprimée.

Cette modification picturale tu ne l’as pas opérée de n’importe quelle façon. D’évidence, il y a un choix esthétique dans ta façon de dégrader tes images qui donne au film une partie de sa cohérence autant que toute sa beauté. Quel fut-il et comment as-tu procédé ?

En plus de ce besoin d’anonymiser et l’aspect fantomatique qui m’apparaissait incontournable, je voulais d’extraire la part cachée des images. Le matériel provient du web mais est utilisé dans une œuvre qui s’inscrit dans l’art vidéo. Je voulais signaler les particularités propres à ce matériel, exposer ses tripes et ses failles : son code. C’était, il me semble, la façon la plus efficace à la fois d’exposer l’intermédialité et le viscéral.

Je recherchais l’effet de déformation et de transfiguration du datamoshing, mais beaucoup plus contrôlé et progressif. Pour expliquer rapidement le datamoshing, un fichier vidéo est composé de i-frames qui sont les références et de p-frames qui estiment les variations entre chaque i-frame. L’idée est de supprimer une majorité des i-frames et de ne dupliquer que les p-frames, ce qui fait que l’image se dégrade et « fond » d’un frame à l’autre sans référence finale pour les mouvements. Dans Drug Porn, j’ai pris ce concept de base mais j’ai multiplié le nombre de frames par 10 pour ensuite recompresser le résultat à la vitesse normale. J’ajoutais ensuite de la corruption dans le fichier source et de la manipulation analogique et j’appliquais à répétition le processus jusqu’à ce que je sois satisfait. Le tout fut effectué grâce à des scripts open source dans Python et Node.JS. Comme on hacke la vidéo, c’est extrêmement instable et il faut parfois recommencer des dizaines de fois avant d’obtenir une séquence utilisable.

Pour finir, j’aimerais aborder avec toi l’aspect du son et notamment de la trame sonore bruitiste électronique qui compose aussi un support presque constant à ces images dont beaucoup sont dénuées de paroles.

Une même personne pouvait publier 2 à 3 vidéos par jour de sa consommation sur son compte. C’est toujours le même rituel, les mêmes étapes et, lors de l’archivage, la répétition devient hypnotique. La trame sonore vise à nous accompagner vers cet espace mental disons hypnagogique, un peu comme le « nodding » des consommateurs d’opioïdes, tout en gardant le spectateur alerte. J’ai travaillé avec mon collaborateur de longue date Bruno R. Julian pour la composition. Pour l’anecdote, il est un des deux membres du groupe Hyena Hive qu’on peut voir au début du Maudite Poutine de Karl Lemieux. Ce fut enregistré en une seule session, très intense, avec le prémontage comme inspiration.

Propos recueillis par Fabrice Montal

Drug Porn sera présenté avec sous-titres français les mardis 28 janvier et 4 février en présence du réalisateur, ainsi que les jeudis 30 janvier et 6 février.


20 janvier 2020