Incursion dans l’œuvre de Johan van der Keuken
par MARIE EVE LOYEZ
Tu as dit : partition ?
Au cours d’une conversation qui « eu[t] lieu le dimanche 14 novembre 1976, un bel après-midi d’automne »[1], Johan van der Keuken s’accroche à un mot qui le touche dans les propos du réalisateur Frans van de Staak. Il lui demande d’y revenir, le pousse à déplier une notion — « Tu as dit : partition ? » — qui porte l’idée que van de Staak tire parti du dispositif cinématographique pour faire d’un texte de Spinoza une partition, autrement dit pour en faire ressortir et en interpréter, en image et en son intimement mêlés, les puissances musicales. Mais on peut tout aussi bien renverser la formule : van der Keuken se montrerait sensible au fait que la rencontre entre une œuvre comme celle de Spinoza, et la lecture et l’expérience qu’en fait un réalisateur comme Frans van de Staak, puissent inciter le dispositif cinématographique à actualiser ses potentiels d’interprétation musicale — d’un texte, d’une voix, d’une perception du monde.
Alors, la manière dont van de Staak décrit son geste de composition, insistant notamment sur la distribution du texte de Spinoza entre plusieurs voix, souffle à van der Keuken une seconde notion : celle de « répartition », qui d’une certaine façon reprend et développe musicalement celle de partition. « En partageant le texte entre plusieurs personnes tu fais de lui un bien commun. » — et là surgit une de ces articulations propres à van der Keuken — une articulation musclée, tendue entre sa force de frappe et son insolente évidence — entre l’esthétique — et en particulier le musical — et le politique. Le dispositif cinématographique n’interprète pas musicalement la pensée d’un homme sans faire lever dans cette interprétation une multiplicité de voix — avec chacune son timbre, ses inflexions, son rythme, son tempo, ses hésitations, ses réticences, ses élans, qui traduisent une mise en travail du texte, son ouverture à une pluralité de points d’écoute.
Voilà deux termes et deux fils de pensée tissés serré qui pourraient sous-tendre la trajectoire proposée par la programmation de douze films de Johan van der Keuken à la Cinémathèque québécoise. S’ouvrant avec Les vacances du cinéaste (1974) et se refermant sur Vacances prolongées (2000), qui suggèrent que van der Keuken jamais ne distingua le temps de l’intime de celui du monde comme il va, le cycle embrasse une pratique cinématographique constamment préoccupée de donner corps au musical, c’est-à-dire non seulement de filmer la musique et les musiciens comme dans Big Ben, Ben Webster en Europe (1967), ou les artistes de la contre-culture se produisant sur la scène de la Voie Lactée dans La tempête d’images (1982), mais d’inventer un complexe audio-visuel au sein duquel le visuel et le sonore s’interprètent mutuellement. Ainsi du tout premier film du cinéaste réalisé en collaboration avec James Blue sur une musique de Derry Hall, Paris à l’aube (1960), où l’on a tantôt l’impression que ce sont les rides et les miroitements de la Seine qui font vibrer les cuivres, tantôt que ce sont les percussions qui font fumer les cheminées ou accélérer les voitures. On Animal Locomotion (1994) et Le Temps (1984) relèvent tous deux de cette tentative de van der Keuken de composer non plus avec mais à partir de la musique, respectivement celle de Willem Breuker et celle de Louis Andriessen. Dans le deuxième volet du triptyque Lucebert, temps et adieux (1994), le geste d’interprétation se complexifie encore lorsque les images de Keuken et la musique de Breuker tendent entre elles un champ d’une telle intensité qu’elles se mettent à jouer de concert la peinture et la poésie de Lucebert, ou à rendre musicalement la ville — le musical étant autant visuel que sonore — comme interprétée par le corps peignant et récitant de Lucebert.
Mais ce sont aussi des corps pris dans toute une série de tensions que saisit le cinéaste dans ces films qui, s’ils touchent directement le corps des spectateurs en produisant une vive expérience sensorielle, cherchent aussi par ce moyen à mettre en branle une conscience éthique et politique. Corps inévitablement pris dans les circuits monétaires mondiaux, les flux et reflux de la consommation et les modèles de pouvoir (I love $, 1986) ; corps entravés, confinés, menacés par la guerre, cherchant une ligne de fuite et de survie dans la tenue coûte que coûte d’un festival de cinéma (Sarajevo Film Festival Film, 1993) ; corps dansants, au combat, à l’ouvrage, à l’école ou encore en représentation théâtrale, tendus entre tout ce que les rites ancestraux, les chorégraphies au cordeau, les enseignements traditionnels et les gestualités immémoriales survivantes peuvent avoir de contraignant ou d’aliénant, et tout ce qu’ils dégagent d’expressivité, de singularité culturelle et de beauté fulgurante (L’oeil au-dessus du puits, 1988) ; corps vivants confrontés à des corps disparus, faisant l’expérience intime de la perte et tâchant à la fois de convoquer les absents et de se recomposer eux-mêmes par la composition poétique et filmique (le poète veuf dans Bert Schierbeek, la porte (1973), van der Keuken dans Les vacances du cinéaste ou dans le troisième volet de Lucebert, temps et adieux) ; corps mourant du cinéaste qui ne s’affronte pas à son ébranlement interne sans se rendre sensible aux tremblements du monde qu’il parcourt (Vacances prolongées)… Ainsi va le cinéma de Johan van der Keuken, remontant le fleuve humain.
[1] Van der Keuken, Johan, « Entretien avec Frans van de Staak », 1976, trad. Michèle Audureau et Heddy Honigmann, texte consulté le 4 février 2018 sur https://derives.tv/entretien-avec-frans-van-de-staak/Toutes les citations suivantes renvoient à ce même article.
La rétrospective « Johan van der Keuken : remontant le fleuve humain » se déroule à la Cinémathèque québécoise du 6 au 13 février.
5 février 2018