La reconstruction de Kamouraska
par Pierre Jutras
Le 15 septembre, à 19h, dans le cadre de son cycle célébrant le centenaire d’Anne Hébert, la Cinémathèque québécoise présente Kamouraska, de Claude Jutra. Il s’agira de la version de 173 minutes, projetée pour la première fois en 1995. Longtemps directeur de la programmation à la Cinémathèque, Pierre Jutras revient sur l’histoire de cette version.
Récit de la reconstruction du film Kamouraska
Le film Kamouraska de Claude Jutra, tourné en 1972, est sorti au cinéma Saint-Denis à Montréal le 29 mars 1973 dans une version de 124 minutes. Cette coproduction franco‑québécoise (Les productions Carle-Lamy, du côté québécois, et Parc Film, la société de Mag Bodard, du côté français) a plutôt mal tourné. En effet, le réalisateur n’a pas disposé de toute la latitude nécessaire pour terminer son film comme il le souhaitait : il a dû l’écourter de 49 minutes.
Cette adaptation du livre d’Anne Hébert — qui a aussi collaboré à l’écriture du scénario avec Claude Jutra — a bénéficié du plus imposant budget jamais atteint jusque-là pour un film québécois (près d’un million de dollars), permettant financièrement d’embaucher Geneviève Bujold, Philippe Léotard et Richard Jordan dans les rôles principaux.
Au-delà de la reconstitution historique très réussie, le réalisateur s’attarde particulièrement au monde intérieur de son héroïne, Élisabeth d’Aulnières; en utilisant systématiquement le flashback, il tente de réanimer chez cette femme, devenue respectable et mère de nombreux enfants, la passion amoureuse qui jadis la déchira.
La version du film, montée par Claude Jutra, est jugée trop longue par la productrice française Mag Bodard qui exige un remontage. Elle demande à Pierre Lamy de lui envoyer à Paris tout le matériel de tournage et engage la monteuse Renée Lichtig pour reprendre le travail, bien que celui-ci lui ait manifesté son grand enthousiasme pour le premier montage dans une lettre envoyée le 27 juillet 1972 :
J’ai vu cette semaine le premier montage des quarante premières minutes de Kamouraska. Il m’est très difficile de vous décrire combien j’ai aimé cette première partie. On y retrouve toute l’émotion ressentie à la lecture du roman et toute la qualité des personnages. Les personnes présentes, dont Jacques Dercourt, de Télécip à Paris, sont sorties estomaquées de ce visionnement. J’ai bien hâte que vous puissiez voir ce montage.
Malheureusement, cet emballement n’est pas partagé par Mag Bodard. Quelques mois plus tard, dans une lettre datée du 12 décembre 1972, elle écrit à Pierre Lamy :
Hier en vous téléphonant, je vous ai senti un peu malheureux à l’idée qu’on vous prenne « votre enfant » — de toute façon, Pierre, le film devait se terminer en France. Pour la coproduction vous savez qu’il était nécessaire que nous ayons une monteuse française. D’autre part, Claude Jutra nous a laissé entendre qu’il commençait à « tourner en rond » avec son montage et lui-même a eu le sentiment qu’un dépaysement ne pouvait être que profitable à ce film beaucoup, beaucoup trop long.
Aussi, la seule différence que vous pouvez y voir c’est au lieu de renvoyer la copie là-bas on fait venir les chutes ici, qu’une monteuse proposée par Christian Ferry et avec laquelle Claude Jutra a l’air de bien « coller » se mette immédiatement au travail. C’est la seule façon à mon avis de faire avancer le film vite de manière à ce qu’il soit prêt pour le 15 mars.
Claude vous dira de vive voix comment les choses se sont passées, mais de mon côté je puis vous dire que les réactions à la projection étaient, au bout d’un moment, d’un certain ennui, même si le film est très beau.
Ne soyez pas triste, Pierre. Je crois qu’un œil neuf (j’allais même dire des yeux neufs) sur ce film nous apporteront beaucoup et finalement le changement d’aiguillage n’est pas très grand!
Pierre Lamy lui répond le 21 décembre :
J’ai surtout été plus surpris et indécis que malheureux à l’idée que vous me preniez mon enfant Kamouraska. Comme vous avez pu le constater, je suis complètement d’accord que Claude et son assistante soient à Paris. Je suis également d’accord avec la cédule (sic) préparée par Philippe et j’ai confiance que vous mettrez tout en œuvre pour que le film soit complètement terminé pour le 15 mars.
De ce deuxième montage, il résulte une version de 124 minutes (la durée indiquée sur la déclaration en douane de la copie expédiée à Paris, le 30 novembre 1972, était de 165 minutes, probablement sans le générique de début et de fin); hélas, cette version amoindrit la présence du personnage féminin pourtant au cœur du roman et du scénario original, et n’a jamais plu à Claude Jutra qui a toujours voulu, par la suite, reconstruire sa première version.
Donc, en 1983, il reprend le montage de son film pour en faire une version pour la télévision en quatre épisodes d’environ 52 minutes chacun, reproduite uniquement sur bande vidéo pour Télé-Québec. Ce travail permet à Jutra de revenir à son découpage original, avant l’intervention du coproducteur français.
Dans le but de tirer éventuellement des copies 35 mm de cette version intégrale, Jutra commence alors la reconstitution d’un négatif en 19 bobines à partir de l’ancien négatif de la version courte dans lequel il insert des scènes prises dans les chutes négatives et positives, conservées dans les réserves de la Cinémathèque. En 1984, Pierre Lamy déposera ce négatif inachevé à la Cinémathèque.
Claude Jutra décède en 1986, sans avoir pu terminer son projet.
En 1994, la Cinémathèque québécoise parvient à faire tirer deux copies 35 mm de cette version longue de 173 minutes, avec l’accord du producteur Pierre Lamy et grâce à l’aide financière d’Astraltech Inc. et de Téléfilm Canada. Pierre Comte et Jacques Leroux (qui avaient travaillé sur la première version du film) ont parachevé le négatif, Michel Brault a supervisé l’étalonnage des copies 35 mm, et des travaux optiques et un nouveau générique ont été réalisés chez Luminefex.
Le 9 février 1995, cette reconstruction de la version intégrale est présentée en première mondiale au Musée des beaux-arts de Montréal dans le cadre des Rendez-vous du cinéma québécois, en présence de Geneviève Bujold, des acteurs et artisans du film.
En 2009, le projet Éléphant – mémoire du cinéma québécois, financé par Quebecor, fait numériser en haute définition une des deux copies 35 mm de la Cinémathèque et, grâce à la technologie numérique, certaines imperfections peuvent être corrigées, les saletés nettoyées et l’étalonnage réajusté avec l’aide de Michel Brault. Cette copie numérique haute définition est projetée le jeudi 3 septembre 2009, au Cinéma Impérial, dans le cadre du Festival des films du monde. Le film est maintenant disponible sur Illico (un service de télévision par câble et de vidéo sur demande).
Photo : Bruno Massenet – Collection Cinémathèque québécoise.
9 septembre 2016