Les bressoniens
par Guillaume Lafleur
Au moment de préparer notre programmation printanière, nous nous sommes posés cette question : comment le cinéma de Bresson a pu trouver un écho dans la production de son temps et celui qui se fait de nos jours ? Ces années-ci, la lecture de ses Notes sur le cinématographe inspire encore, si ce n’est qu’elle crée des vocations. Pourquoi ? Parce que l’extrême cohérence des films de Bresson a pu offrir une réponse globale à une formulation normative du cinéma, en proposant une autre voie autant dans les thèmes que dans le style.
Dans la première semaine de mai, nous avons présenté des films dont certains sont des œuvres clés des dernières décennies, soit quelques propositions fortes de mise en scène. Dans le désordre : L’humanité de Bruno Dumont, La maman et la putain de Jean Eustache, Léon Morin prêtre de Melville, L’enfance nue de Pialat, Rosetta des frères Dardenne. L’attachement à Bresson peut sembler aller ici dans tous les sens, dans la mesure où chaque cinéaste convoqué trace une ligne filiale singulière. Mais ce qui rassemble ces films est certainement lié au travail avec les acteurs. Chez Dumont, comme chez Bresson, la rupture avec une conception traditionnelle de l’acteur est probablement la plus consommée. En effet, les protagonistes semblent y souligner à chaque plan le refus du jeu qui résulte d’une technique apprise. Mais dans le cas de Pialat ou des Dardenne, c’est aussi de la sécheresse de ton en phase avec un rejet de l’interprétation dont il s’agit, en profitant du tempérament du sujet filmé pour plus de naturalisme.
Pour ces cinéastes, plusieurs aspects du cinéma de Bresson peuvent avoir eu un impact déterminant, notamment cette capacité à couper le plan à un moment critique, sans s’appesantir sur l’expressivité ou la contemplation des modèles. Nul doute que cette aptitude induit une exigence formelle et une capacité élevée à l’autocritique. Dans le cas du Procès de Jeanne d’Arc (Bresson, 1962), cela signifiera s’attarder davantage à la mécanique du procès qu’au combat mené par l’héroïne. Pour ce qui est de l’acteur (ou le modèle) – ce qui compte, c’est l’attitude, le maintien, l’expression comme malgré soi, arrimée à cette fameuse voix blanche qui n’est pas forcément celle des modèles, puisque tous les films de Bresson étaient postsynchronisés.
L’influence de Bresson pour Carlos Reygadas (réalisateur de Japón, montré le 26 mai), est peut-être plus théorique, liée à cette idée selon laquelle le cinéma (ou le cinématographe, selon Bresson) doit s’opposer au théâtre filmé, à la platitude de certains plans comme à l’emphase du jeu. Dans le cas de Paul Schrader, l’influence s’affirme sous le mode de la reprise. Ardent cinéphile, le réalisateur et scénariste historique de Scorsese a fait de Pickpocket (Bresson, 1959) son film de chevet, jusqu’à faire de son hommage à Bresson le point d’orgue du récit d’American Gigolo. Du même coup, un acteur hollywoodien (Richard Gere) a pu rejouer une situation pensée par Bresson, achevant de faire incarner à ce dernier le rôle d’une instance morale sans que le jeu de l’acteur soit aussi sous influence.
Pour Eugène Green, dont nous présentons Le fils de Joseph, jusqu’ici inédit au Québec, il s’agit tout simplement d’un horizon esthétique rapporté aussi bien au jeu qu’aux préoccupations mystiques, où le modèle apparait sans nécessité de vraisemblance. Son film précédent, La Sapienza, entièrement consacré à la félicité et au salut, peut être considéré comme l’envers solaire d’un cinéma qui aborde la haine de soi, parfois par le renoncement et la dévotion, en interrogeant frontalement la cruauté humaine.
PHOTO : L’humanité, de Bruno Dumont
Le cycle Les bressoniens, à l’affiche jusqu’au 29 mai à la Cinémathèque québécoise.
10 mai 2017