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Cinémathèque Québécoise

Lisbon Story

par Doriane Biot

Depuis une semaine, les écrans de la Cinémathèque sont parcourus d’un frisson d’évasion : le cycle L’Art de la fuite propose une vingtaine de titres issus de la collection, du 4 mars au 2 avril 2019. L’occasion de redécouvrir une œuvre moins connue de la filmographie de Wim Wenders, l’un des porte-étendards du road movie européen.

Retour aux sources. Avec un degré de folie douce en moins, Lisbon Story rend hommage à la trilogie de road movies qui assura la renommée du réalisateur comme figure de proue du nouveau cinéma allemand. Dans Alice dans les villes, Faux mouvement et Au fil du temps, les personnages parcouraient l’Allemagne portés par leurs questionnements existentiels. Rüdiger Volger, l’acteur fétiche du cinéaste dont la présence à la fois mélancolique et vibrante d’humour marque l’écran, commence ses déambulations dans cette trilogie et revient dans Lisbon Story pour interpréter Philip Winter, personnage que l’on retrouve également dans Si loin, si proche et Jusqu’au bout du monde. Les errances saturniennes sont de retour et c’est maintenant au paysage lisboète de s’offrir à la mémoire et au cinéma, thèmes de prédilection de Wenders.

Une pile de courrier désordonnée, trace d’une absence prolongée, s’amoncèle au pas de la porte de Philip Winter. Parmi les journaux et lettres adressées au preneur de son, une carte postale attire son attention : son ami cinéaste, en panne d’inspiration, le prie de le rejoindre au plus vite à Lisbonne, pour l’aider à terminer son film. Wim Wenders quitte son Allemagne natale – théâtre de sa Road Trilogy – pour partir sur les routes du Portugal, où son héros malchanceux commence une exploration de Lisbonne bercée par la voix enveloppante de Teresa Salgueiro, chanteuse du groupe Madredeus.

Lorsque Winter arrive à Lisbonne, Friedrich Monroe est introuvable. Le spectateur découvre alors la ville en même temps que le preneur de son : d’abord fantomatique, presque exempte de vie humaine, et dont les bâtiments délabrés et abandonnés ne gardent que les traces du passé. La ville se peuple au fur et à mesure que Winter déploie son équipement. Entouré d’enfants obnubilés par leurs caméscopes (« Vidiots ! » criera Winter, agacé) et émerveillé par la douce voix de Teresa (seule certitude dans l’incompréhension qui entoure l’absence de Monroe), Winter déambule dans les rues de Lisbonne à la recherche de sons pour le film de son ami. Sur les traces du cinéaste disparu, il ausculte la ville, guidé par son micro-stéthoscope et la littérature de Fernando Pessoa : « In broad daylight, even the sound shines. »

Dans la maison vide de Friedrich Monroe, c’est un projecteur 35 mm que l’on distingue en premier. Les références à la propre filmographie du réalisateur s’allient à celles dédiées à l’histoire du cinéma et à l’évolution des médias : des clins d’œil à plusieurs genres cinématographiques se succèdent (du film noir hitchcockien au comique de geste du cinéma des premiers temps) et le passage du noir et blanc à la couleur, puis de la pellicule à la vidéo, hante le film et son langage. Dans Lisbon Story, Wim Wenders, à travers les personnages de Winter et Monroe, ère dans l’Histoire – celle d’une Europe en construction et celle de l’art qu’il s’est fait sien. Il explore la mémoire d’une époque (et d’un réalisateur ?) alors en recherche de nouveaux repères.

Le discours de Wenders balance entre le nihilisme désillusionné d’un Friedrich Monroe qui prêche la mort du cinéma et l’espoir de Winter qui fera finalement basculer le film vers une fin heureuse quoique légèrement cynique. Le début d’une fin heureuse plutôt, o principio de un final feliz, comme l’annonce une publicité Super Bock derrière Winter, signe que la création cinématographique, ange de l’histoire alliant le son à l’image, ira de l’avant et continuera de peupler nos mémoires. Écoutez bien, car le vent souffle à nouveau sur les autoroutes.

Sur un air de fado et armé d’un micro, dont la bonnette devient progressivement un accessoire gaguesque, Philippe Winter ouvre les oreilles quand nous ouvrons les yeux. Nous découvrons le paysage urbain de Lisbonne, le tintement des vieux trams et le bruissement d’ailes des pigeons. Le maestro du road movie mélancolique nous emmène une fois de plus en voyage. Un voyage dans le passé dont, finalement, il ne nous reste peut-être qu’une trace illusoire mais indispensable : le cinéma.


13 mars 2019