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Cinémathèque Québécoise

Mel Brooks, esprit tordant – Entretien avec Marco de Blois

par Louise Petit

Du 27 mars au 21 avril, la Cinémathèque québécoise consacre un cycle à Mel Brooks, réalisateur, scénariste, producteur, acteur et immense figure de la parodie et de l’absurde. Pour l’occasion, 13 longs métrages réalisés entre 1967 et 1995 seront présentés. Ce sera l’occasion de revoir sur grand écran Young Frankenstein et The Producers, mais aussi plusieurs œuvres sous-estimées. Marco de Blois, programmateur et conservateur à la Cinémathèque québécoise, nous en parle plus en détail.

Pourquoi avoir décidé d’organiser une rétrospective Mel Brooks cette année ?

Plusieurs éléments m’ont amené à me lancer dans cette rétrospective. C’est un projet que je caressais en fait depuis plusieurs années. Tout d’abord, en tant que cinéphile, les films de Mel Brooks m’ont marqué dès l’adolescence. Par leur humour évidemment, mais aussi à cause de la façon assez érudite qu’ils ont de parodier de grands moments du cinéma dans Young Frankenstein ou Blazing Saddles, par exemple. Mel Brooks est également un maître de l’humour juif irrévérencieux. On fait souvent de grandes rétrospectives à la Cinémathèque, mais assez peu sur des cinéastes qui ont excellé dans la comédie. Donc cette rétrospective sert aussi à rendre hommage à ce genre moins célébré de façon institutionnelle.

Une fois qu’on a décidé de faire la rétrospective, on s’est rapidement demandé combien de films inclure. Sur Facebook, j’ai posé la question suivante : Quel est votre film préféré de Mel Brooks ? J’ai eu très rapidement une avalanche de réponses. Ça m’a permis de me rendre compte que les références des cinéphiles à Mel Brooks sont variables selon les générations. Nous avons donc décidé de faire une rétrospective intégrale pour faire plaisir à tout le monde !

Finalement, je trouve aussi qu’on vit dans une période assez déprimante, avec beaucoup de tensions entre les gens. Donc on a aussi besoin de comédie, et celle de Mel Brooks est efficace.

Par quel film avez-vous découvert Mel Brooks ? Qu’est-ce qui vous a immédiatement plu dans son cinéma ?

J’ai découvert Mel Brooks dans une salle de cinéma à Sorel avec Young Frankenstein. Mon affection pour Mel Brooks s’est poursuivie en découvrant des films comme Silent Movie et High Anxiety, par exemple. J’aime sa façon de rendre hommage à un genre, à une période du cinéma par l’entremise de la comédie.

Quel est selon vous le film qui représente l’apogée de Mel Brooks ? 

Je dirais que c’est son premier long métrage de 1968, The Producers. C’est un film extraordinairement audacieux pour l’époque, complètement inattendu. La raison pour laquelle je le trouve particulièrement représentatif, c’est que, d’un côté, le film démontre un sens du spectacle qui est typique de Brooks. Il vient de la scène, de Broadway, il a fait des numéros d’humour dans les cabarets, etc., avant d’aborder le cinéma. Mais le film dévoile aussi son côté irrévérencieux et son sens de l’autodérision juive abrasive à travers sa gestion de l’héritage de la figure d’Hitler. Mel Brooks prend le pari d’en rire. C’est ce qui rend le film absolument incroyable. Évidemment, c’est très caricatural. Mel Brooks n’est pas le maître de la finesse. Mais c’était nécessaire d’avoir une grosseur de trait afin de rendre un scénario aussi abracadabrant que celui-là plausible et vraisemblable.

En contrepoint, quel est selon vous son film le plus sous-estimé ?

Je dirais Life Stinks, qui n’est pas parodique au sens strict du thème, contrairement à tant de ses films. En effet, Young Frankenstein est une parodie de l’horreur gothique, Blazing Saddles est une parodie de western, Space Balls est une parodie des films Star Wars, etc. Life Stinks n’est donc pas une parodie, mais il s’inspire un peu de la screwball comedy des années 1930. Et c’est probablement le film le moins drôle de Mel Brooks. Non pas parce que Mel Brooks a fait preuve de maladresse en écrivant et en tournant le film, mais à cause du sujet. Le film se déroule à Los Angeles et met en évidence la misère des personnes itinérantes. Or, le film présente un sens du réalisme assez étonnant. Comme cette misère est tellement apparente, tellement tangible, ça a l’effet d’étouffer l’humour. Ce n’est pas un film à l’humour libérateur, malgré le happy end un peu kitsch à la fin. C’est un film qui mérite d’être revisité selon moi, parce que Brooks a pris la décision de se mettre en danger, de se lancer un défi, à savoir de faire des trucs grotesques et fantasques, mais sous un autre regard. Le film a eu un modeste succès critique, mais ce fut un échec public.

Comment situez-vous Mel Brooks dans l’histoire de la comédie au cinéma ? Qui sont ses précurseurs, et quelle est son influence sur celles et ceux qui l’ont suivi ?

Mel Brooks est un héritier d’une longue tradition d’humour juif. Je pense par exemple à Kafka, puis à toute une génération de comédiens juifs qui ont brûlé les planches aux États-Unis dans les années 1920, 1930, 1940. Pensons aux Frères Marx, par exemple. Par la suite, il y a Jerry Lewis et d’autres acteurs comiques de cette génération. Brooks aimait particulièrement les films des Frères Marx. Bien entendu il aimait leur dérision, mais il appréciait surtout le climat assez anarchique de leurs films, et l’omniprésence des numéros musicaux qui arrivaient à tout moment. L’humour juif, c’est bon pour l’autodérision, c’est une façon de se moquer des stéréotypes que les gens appliquent aux personnes de confession juive, mais c’est aussi un regard particulier, empreint de révérence sur la façon de voir le monde.

Mel Brooks fait partie du Nouvel Hollywood. Mais il a la particularité d’avoir œuvré longtemps dans le domaine de la comédie avant de faire des films, et il commence sa carrière cinématographique en même temps que Woody Allen, un autre grand cinéaste comique juif. La grande différence entre Woody Allen et Mel Brooks, c’est que Woody Allen est beaucoup plus porté sur l’introspection, tandis que Mel Brooks s’inscrit, pour sa part, dans une tradition très burlesque. Ses films sont violents, d’une certaine façon, et l’humour physique est récurrent. Mais ces deux cinéastes ont créé une véritable tradition, si bien qu’on parle assez couramment maintenant de l’humour juif new-yorkais.

Mel Brooks, pour sa part, a influencé des cinéastes plus jeunes, comme Jim Abrahams, David et Jerry Zucker, qui ont réalisé Airplane!. Ils ont un esprit assez différent de celui de Mel Brooks, mais il y a une filiation directe.

Ce type de film parodique existe moins aujourd’hui sur grand écran. Cela dit, il y a un autre héritier de Mel Brooks : Larry David, créateur des séries Seinfeld et Curb Your Enthusiasm, qui sont ancrées dans cette tradition de l’irrévérence, mais dans un créneau un peu plus niché.

Dès The Producers, ses films ont suscité des discussions sur les sujets qu’ils abordaient. Est-ce que vous considérez son cinéma comme un geste purement ludique ou également politique ?

Mel Brooks n’est pas un cinéaste engagé au sens traditionnel du terme, mais il n’était certainement pas apolitique. The Producers est un film qui dénonce le cynisme de l’industrie du spectacle. Life Stingsprésente de façon assez réaliste la misère que vivaient les itinérants à Los Angeles. Robin Hood: Men in Tights, que certains ont perçu comme étant peut-être homophobe lors de sa sortie, est en fait un film qui se moque beaucoup des mythes de la masculinité.

Son film le plus percutant, d’un point de vue social et politique, demeure Blazing Saddles, une parodie de western. Le film dénonce avec virulence le racisme omniprésent dans la société américaine. Mel Brooks ridiculise les épithètes racistes. Pour Mel Brooks, s’il y a quelque chose d’intolérable, s’il y a quelque chose d’horrible, s’il y a quelque chose de détestable, il faut en rire. Il faut en rire de la façon la plus virulente possible. Clairement, le film fait usage de mots qui peuvent vous apparaître tout à fait hors norme aujourd’hui. Il faut se remettre dans le contexte du début des années 1970. Mais au final, le film démontre que le mythe américain repose sur une violence raciste, non seulement envers les personnes de couleur, mais aussi envers les autochtones, les personnes asiatiques, etc.

Quels ont été, selon vous, les moments ou les gags les plus créatifs et innovants de Mel Brooks ? 

Son sens du gag est à son paroxysme dans Blazing Saddles, Young Frankenstein, Silent Movie et High Anxiety, avec cette façon de jouer avec les codes et de les détourner. Je pense que ce bloc-là nous permet de voir Mel Brooks au meilleur de sa forme.

High Anxiety, c’est une parodie des films d’Alfred Hitchcock. Mais Mel Brooks ne fait pas une parodie de ces films pour se moquer d’Alfred Hitchcock. Au contraire, c’est un hommage. Cette façon absolument ludique de jouer avec les codes d’Hitchcock amène un film particulièrement euphorique.

D’autant plus que Mel Brooks aime aussi traverser le quatrième mur. Ça arrive assez souvent dans High Anxiety, où, tout à coup, on comprend qu’on est dans un tournage de film. Dans les cinq dernières minutes de Blazing Saddles, les acteurs sortent du décor. Ça devient un cartoon à la Tex Avery, où on voit soudain les ficelles du spectre hollywoodien.

Je dirais que History of the World, qui date de 1981, est quand même assez intéressant parce que, au-delà de la parodie, c’est aussi un film qui remonte le cours de l’histoire, à travers l’épisode marquant de la Révolution française, ou en passant par la préhistoire, par exemple.

À la cinémathèque, vous présentez souvent des films d’autres époques et donc, nécessairement, d’autres sensibilités. Est-ce que vous pensez que tous les films de Mel Brooks ont « bien vieilli » ou est-ce qu’il y en a certains qui nécessiteraient une mise en contexte pour pouvoir être appréciés, selon vous ? 

La plupart des films vont être présentés par des professionnels de l’humour, donc des scénaristes, des acteurs, des humoristes, des réalisateurs. Ils vont présenter et défendre l’humour de ces films. Ce sera donc, par exemple, Simon Olivier Fecteau qui présentera Young Frankenstein. Didier Lucien, quant à lui, va venir présenter Blazing Saddles. Vincent Descoteaux défendra Dracula, parce qu’il trouve que c’est un film sous-estimé. Julien Bernatchez fera l’introduction de Robin Hood, etc. Je voulais avoir des regards extérieurs pour bonifier la rétrospective et remettre les films dans leur contexte.

Ce qui peut probablement être le plus gênant pendant le visionnement de ces films de nos jours, c’est le traitement des personnages féminins. Pas tous, mais dans certains cas, on sent vraiment les stéréotypes de l’époque. Cela dit, ça sert aussi à ça, une rétrospective. Souvent, la comédie est le genre qui vieillit le plus vite, à cause des codes qui appartiennent à des époques données. C’est sûr que les films de Chaplin et les films de Keaton restent des chefs-d’œuvre de l’histoire du cinéma, mais, dans certains cas, sous certains aspects, les films ont mal vieilli. C’est la tragédie et la particularité de la comédie. Cette rétrospective va permettre aussi de prendre ces aspects en considération.


27 mars 2024