Panorama du cinéma bulgare
par Monica Haim
Tout d’abord, chapeau à Fabrice Montal, programmateur à la Cinémathèque québécoise. Sa curiosité passionnée est à l’origine de cet évènement. Puis, applaudissons les efforts de Svet Doytchinov et Jerry Dinev chargés de proposer un tour d’horizon de ce cinéma, sans budget de location de films ou autre soutien financier. Vivant aujourd’hui à Montréal, ces Bulgares, connaisseurs de leur cinéma pour y avoir été associés à plusieurs titres, ont donc été forcés d’avoir la gratuité comme ultime critère de sélection. Par ailleurs, cette dernière a été établie, plus ou moins, par consensus. Divers intervenants du milieu cinématographique ont été priés de dresser la liste de leurs vingt films bulgares préférés des derniers temps, tous genres confondus. Des propositions qui souvent se recoupaient,les organisateurs ont choisi dix longs métrages et six courts métrages de fiction, dont un film omnibus, six documentaires et trois films d’animation.
Réalisée dans lesannées 2000, la grande majorité des films est l’œuvre de cinéastes qui ont peu tourné. Vu que le Bulgarian National Film Center dispose annuellement de six millions d’euros pour toute la production cinématographique et qu’il se réalise, grâce aux coproductions, de dix à quinze films par an au maximum, il n’est pas étonnant qu’il s’agisse, le plus souvent, d’un premier ou deuxième long métrage.
Nés majoritairement dans les années 1970, les cinéastes appartiennent à la génération dite de la transition – du communisme au libre marché. Ils sont presque tous diplômés de l’école de cinéma de Sofia où l’enseignement, dans les années 1990, était encore fondé sur l’approche soviétique.
Un film, d’ailleurs, est dédié à cette génération – HDSP : Hunting Down Small Predators (Tsvetodar Markov, 2010) – et l’univers qu’il dépeint est des plus sombres.
La détresse des jeunes est le principal sujet de la grande majorité (sept sur dix) des longs métrages. Employant une écriture tantôt commerciale tantôt plus exigeante et proposant le plus souvent une narration qui, à la manière des romans classiques, embrasse large, film après film les liens entre les protagonistes se nouent à la faveur d’un chagrin causé par les parents. Ces derniers sont représentés comme absents physiquement ou mentalement, aigris par la vie, lâches, trop meurtris par leurs propres peines ou simplement hypocrites et irresponsables. Cette faillite des géniteurs traduit symboliquement la décomposition du monde d’antan et le désordre angoissant du monde d’aujourd’hui, tout en invitant les parents à prendre meilleur soin de leurs enfants. Cette morale rappelle la fonction sociale de l’art prônée par le réalisme socialiste, tout comme l’insistance sur le « typique », en l’occurrence, l’accoutrement des jeunes : tatouages et tenues black ou punk.
Thirst (Svetla Tsotsorkova, 2015) propose la fin la plus radicale au marasme existentiel des adultes et des adolescents. Un grand incendie suivi d’un déluge balaie les trois protagonistes adultes et, avec eux, la frustration, l’amertume et l’impuissance. Enlacés, l’adolescent et l’adolescente contemplent, appréhensifs, la table rase qui s’étale devant eux. Baigné par un soleil ardent, ce film silencieux se situe à l’opposé de Losers (Yvaylo Hristo, 2015). Tourné dans un noir et blanc très cru, accentuant le sinistre et le délabrement de la province bulgare, c’est un film « bruyant », non pas tant par sa musique – rap et punk rock – que par la multiplication des personnages et des évènements. Par moments,on se croirait dans une série états-unienne se déroulant dans un ghetto afro-américain. Un immanquable clin d’œil à Orange mécanique vient finalement enfoncer le clou de l’aliénation.
L’excès de personnages, d’évènements et derécits inutilement longs se dégage comme une constante de toutes les fictions dénotant davantage une trop grande complaisance envers l’« art » qu’un réel manque de maîtrise.
En revanche, deux courts métrages : Shame (Petar Krumov, 2017) et I’m going to Italy (Ivaylo Markov, 2012), rythment parfaitement leurs anecdotes, les faisant aboutir à une chute, jouissive pour le premier et hilarante pour le second.
L’Italie, destination de rêves pour l’orchestre tzigane de I’m going… l’est aussi pour The Interpreter of Black and White Films (Stefan Moskov, 2006), une femmequi pendant toute l’ère communiste a fait l’interprétation simultanée des films italiens, sans jamais avoir visité l’Italie ou rencontré les auteurs des films qui peuplaient son univers fantasmé. À l’ouverture des frontières, elle entreprend le voyage et avec grande émotion rencontre les deux derniers survivants du grande cinema italiano : Scola et Monicelli. Hormis une petite astuce d’auteur – le réalisateur commente, par écrit, sur l’image, l’action en cours -c’est un documentaire sans autre prétention que de rendre l’émerveillement de sa protagoniste.
L’enfermement, l’euphorie déclenchée par la possibilité de quitter le pays et toute la tourmente existentielle que les émigrés – bulgares en l’occurrence – ont affrontée en s’installant dans un nouveau pays (le Canada) sont les sujets de Nouvelle vie (Stefan Ivanov, 2017). Ce documentaire filmé avec délicatesse, inventivité et recherche d’une expressivité fine, donne la parole à des gens qui font partie d’une première vague d’immigration quasi spontanée. Musiciens, plasticiens, techniciens du cinéma : certains ont réussi à continuer d’exercer leur métier, d’autres pas. Mais leurs réflexions sur l’expérience affective qu’ils ont vécue trouvent écho chez ceux qui se sont lancés dans de semblables aventures.
Des documentaires traitant de formes plus conventionnelles d’enfermement – l’asile psychiatrique et l’extrême pauvreté – laissent dans leur sillage un ou deux personnages intéressants (Sunflower Spaceship 1, Vassil Goranov, 2016 ; George and the Butterflies, Andrej Paunov, 2004). Cependant, ils ne se distinguent par aucun trait esthétique particulier.
L’humanisme sincère de Nouvelle Vie trouve une résonance et une contradiction dans Touch (Velislav Kazakov, 2018). Ce dessin animé tracé à la main estle récit de la Genèse : des créatures, féroces et loufoques, rendues par des traits minces et gracieux, se livrent à des combats mortels. Sur un fond musical évocateur de la nuit des temps, c’est le chaos et la violence primordiale. Puis, apparait l’homme dans sa représentation la plus héroïque et glorieuse – La Création d’Adam de Michel-Ange. Bien que l’avènement de l’humain (mâle) soit prévisible, le rythme du film l’amène de façon aussi surprenante que l’image choisie est inattendue. Cette image optimiste de l’humain est accompagnée d’une composition de Bach jouée trop fort et trop vite de sorte à troubler la sérénité qui la caractérise. Cette stridence fait ainsi voler en éclats la majesté que l’humanisme prête à l’humain.
Voir la Bulgarie par ses films, c’est voir une société déroutée par sa nouvelle vie.
Ce panorama du cinéma bulgare était présenté à la Cinémathèque québécoise du 29 novembre au 6 décembre 2018.
Illustrations : Nouvelle vie (entête) et Touch (fin de texte)
18 décembre 2018