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Cinémathèque Québécoise

Paul Hébert le bienveillant

par Hervé Demers

À l’âge de 21 ans, l’idée m’est venue de réaliser un film sur la vieillesse. Si le projet pouvait sembler présomptueux, il émanait pourtant d’une sensibilité développée au contact de ma grand-mère, Onalda Demers, avec qui j’ai habité pendant 14 ans.

Au départ, mes connaissances techniques en cinéma étaient limitées et je n’avais pas encore exploré l’écriture dramatique ; j’étudiais l’histoire de l’art à l’Université Laval et venais de terminer un programme collégial en arts visuels. Sans doute était-ce pour miser sur ce que je maîtrisais le mieux – l’image photographique – que j’ai commencé par filmer les champs de l’île d’Orléans en quête d’un récit. J’y ai fait la découverte d’un arbre majestueux, isolé au milieu d’un champ, dont la posture courbée par le vent et par les années me semblait déjà raconter une histoire. Après tout, la génération de Québécois dont je voulais faire le portrait était principalement issue du travail de la terre.

Après avoir jeté les bases d’un récit inspiré des images que j’avais récoltées, j’ai eu besoin d’un interprète de haut niveau qui allait, par sa seule présence, insuffler une âme à mon film.

Sans argent ni réalisations à mon actif, j’ai poussé l’audace jusqu’à cogner à la porte de Paul Hébert, au Théâtre Le Trident de Québec. Le genre de sollicitation importune que seule l’inexpérience peut excuser ; un mélange d’ambition démesurée et de grande naïveté. Avec toute la bienveillance qui le caractérisait, l’illustre comédien m’a néanmoins accueilli avec un sourire chaleureux. Après que je lui ai exposé mon projet en quelques mots – un tournage bénévole sous la gouverne d’un étudiant – il m’a remis son numéro de téléphone qu’il s’est empressé de griffonner avec son crayon de maquillage sur un bout de papier. Puis, il a posé la main sur mon épaule, rieur, en faisant retentir sa voix de stentor : « Envoie-moi ton scénario, jeune homme, et on verra ! »

Le défi était lancé! Il fallait que je lui démontre, à travers l’écriture, que mon intérêt pour la réalité des aînés n’était pas une simple curiosité ; qu’elle relevait d’une démarche sincère et d’une réflexion aboutie.

Deux semaines plus tard, je lui ai fait parvenir le document que j’ai pris soin de coécrire avec Xavier Lechasseur, un bon ami qui étudiait la littérature. À la lecture du scénario, Paul Hébert a accepté de m’offrir deux journées de son temps, y allant même de suggestions de son cru pour approfondir son personnage. Il m’a également parlé de la manière dont il avait toujours lié son travail théâtral à l’engagement social. En plus de vouloir soutenir la relève artistique de Québec, pour laquelle il nourrissait de grands rêves, il considérait que mon projet s’inscrivait en parfaite continuité avec son implication auprès des Petits frères des pauvres, un organisme dont le mandat est de contrer l’isolement des aînés et de sensibiliser la population à cette problématique.

Il a été convenu d’organiser le tournage du film un mois plus tard. Puis, ma grand-mère, celle-là même dont l’histoire avait inspiré le scénario, est décédée de manière tout à fait inattendue. Notre plan initial a dû être reporté.

En attendant, ne sachant trop comment appréhender ce départ imprévu, j’ai planté ma caméra au funérarium où était exposée ma grand-mère pour l’immortaliser dans son dernier repos. Cette dame qui repose paisiblement dans son cercueil devient, dans le film, l’épouse décédée du personnage interprété par Paul Hébert.

Cette séquence est le vestige d’une époque de ma vie. Elle est peuplée de fantômes : ma grand-mère, certes, mais aussi des membres de ma famille, des amis, quelques-uns d’entre eux aujourd’hui disparus. Puis, ce vénérable comédien, Paul Hébert, qui m’aura montré, dès mon premier court métrage, que les plus grands acteurs sont ceux qui savent habiter le silence : « Always relax, never pretend and don’t overdo it ! » Cette phrase, qui lui a servi de mantra tout au long de sa carrière, s’était déposée en lui lors de sa formation au Old Vic Theatre de Londres.

Le jour où le décès de Paul Hébert a été annoncé, dix ans après notre tournage, je présentais Sur la terre comme au ciel à Kiev, en Ukraine, dans le cadre d’une rétrospective de mes courts métrages.

Du fond de la salle, j’observais ces images de l’île d’Orléans renaître pour un temps à l’autre bout du monde. Puis j’ai soudainement ressenti la plus grande tendresse pour tous ces fantômes qui accompagnent ma vie de leur présence bienveillante. J’oublie trop souvent qu’à son essence même, le cinéma a le pouvoir singulier de rendre la mémoire matérielle, de l’affranchir du temps et de l’espace, pour nous permettre de faire revoir et revivre les personnes que l’on a aimées.


La Cinémathèque québécoise projettera le court métrage d’Hervé Demers, Sur la terre comme au ciel (2007), en première partie de La Vie Heureuse de Léopold Z. (1965) de Gilles Carle, lors d’une séance hommage à Paul Hébert qui aura lieu le 9 juin 2017, à 19 h.


29 mai 2017