Cinémathèque Québécoise

Pourquoi un film d’animation sur Buñuel ?

par Marco de Blois

Depuis Persepolis et Waltz with Bashir, le long métrage d’animation pose de plus en plus souvent son regard sur le réel et l’histoire, semblant vouloir trouver une alternative à l’obligation de fantaisie l’accompagnant depuis ses débuts. Récompensé à Annecy, Buñuel après L’Âge d’or, de l’Espagnol Salvador Simó, constitue le dernier rejeton de ce courant, relatant le tournage du documentaire Terre sans pain (1933) de Luis Buñuel. Il s’avère également une excellente initiation à la pensée et à la démarche du réalisateur du Chien andalou.

Paris, 1930. Pour le jeune surréaliste convaincu qu’est Luis Buñuel, le surréalisme a une force de provocation qui permet de changer le monde. Pourtant, après le scandale déclenché par l’antibourgeois et anticlérical L’Âge d’or, toutes les portes se ferment devant lui. Impossible de tourner un autre film en France. De plus, arrive un moment où Buñuel doit s’affranchir de Salvador Dali, coscénariste du Chien andalou et de L’Âge d’or, mégavedette qui lui fait de l’ombre. Bref, le réalisateur doit poser un geste, se réinventer. Le surréalisme est-il encore la solution ? Ce questionnement le mènera à la réalisation de son film suivant, le documentaire Las Hurdes, tierra sin pan (connu en français sous le titre Terre sans pain).

Les Hurdes, en Espagne, sont réputés être la région « la plus misérable » de la planète. Si le surréalisme n’arrive pas à changer le monde, la représentation du réel y parviendra peut-être. Le réalisateur veut ébranler le public. Coup de chance : Buñuel arrive à faire ce film après qu’un de ses amis lui ait promis de le produire s’il gagne à la loterie… et le billet s’est avéré gagnant ! Or, ce passage au documentaire ne signifiera pas un abandon définitif du surréalisme. En effet, en tournant sa caméra vers le réel, Buñuel ne pourra s’empêcher d’accroître délibérément la dureté du propos, et, ce faisant, la force de persuasion cinématographique, quitte à noircir le trait.

Pourquoi un film d’animation sur Buñuel ? L’idée peut paraître étonnante. On aurait pu imaginer le traditionnel biopic avec un acteur ressemblant à Buñuel, parlant comme Buñuel et s’habillant comme Buñuel. La première réponse est tout à fait prosaïque : le long métrage est lui-même adapté d’une bande dessinée, Buñuel dans le labyrinthe des tortues (2011), de Fermín Solís. Deuxième réponse : l’habileté de ce film de Salvador Simó est de convaincre que l’animation était un moyen adéquat de raconter cette histoire. Lors du tournage de Las Hurdes, Buñuel aurait mis en scène le réel à quelques reprises. À titre d’exemple, le film dépeint comment l’équipe aurait elle-même arraché la tête à un coq et comment l’âne mourant aurait été enduit de miel afin d’attirer les abeilles par centaines. Pour tourner ces passages en prises de vues réelles, il aurait fallu procéder à des trucages, ou bien poser des gestes intenables aujourd’hui. Or, l’animation n’est ni vraie ni fausse : elle permet de reproduire les circonstances du tournage sans buter sur la question de la véracité ou de l’éthique de la représentation. Par ailleurs, grâce à l’animation, le passage du réalisme à l’onirisme s’effectue dans une fluidité graphique, tandis que les brefs extraits tirés de Terre sans pain constituent des contrepoints utiles.

Au final, Buñuel après L’Âge d’or est un film passionnant qui se présente autant comme un hommage au réalisateur qu’une réflexion sur les paradoxes de la création et de l’engagement. Il soulève des questions fascinantes sur « qu’est-ce que la réalité » et l’éthique dans l’actuelle profusion d’images fabriquées. Avec quelques touches d’humour, il révèle que Terre sans pain est bel et bien un documentaire surréel. Et que dans le for intérieur de Buñuel se cachait peut-être un désir plus fort que d’améliorer le monde : celui d’offrir une représentation surréaliste de la misère. De perturber le spectateur. Buñuel, après tout, était un artiste hors-norme. Un ex-surréaliste n’ayant pas tout à fait rompu avec le surréalisme. Un homme têtu. Un créateur exceptionnel. Un libre penseur. Un individu compliqué. Et ce film, mis en scène avec élégance, le démontre bien.


Buñuel après L’Âge d’or prend l’affiche de la Cinémathèque québécoise le vendredi 12 juillet en première nord-américaine.


4 juillet 2019