Rétrospective Antonioni – L’esthète et la disparition
par Fabrice Montal
Autant fut-il extrêmement précoce, attiré dès son enfance tant par la pratique de la musique classique que la peinture, autant son œuvre majeure se sera développée graduellement. Glanant aux autres arts, dont le théâtre, ce qu’il fallait d’inspiration pour mûrir en cinéma, Antonioni est arrivé sur le tard à la réalisation.
Après avoir été assistant-réalisateur sur deux longs métrages historiques, l’un pour Marcel Carné (Les Visiteurs du soir (1941), l’autre pour Enrico Fulchignoni , I due Foscari (1942), ce deuxième film dont il assuma l’adaptation cinématographique du texte éponyme de Lord Byron; après avoir participé à l’écriture de quelques scénarios pour Rossellini, Visconti et Fellini; après avoir réalisé quelques documentaires et quelques courtes fictions : Michelangelo Antonioni réalise son premier long métrage de fiction en 1950. Le film s’intitule Cronaca di un amore (Chronique d’un amour). Il a 37 ans.
Un survol global de sa filmographie nous révèle deux points de ruptures.
Il y a, tout d’abord, la succession d’une première période en noir et blanc et d’une seconde en couleur. Antonioni, le peintre coloriste prend place à partir du Désert rouge (Il deserto rosso, 1964) pour ne plus cesser d’innover par la suite. Et il y a aussi cette rupture entre deux autres groupes. Le premier groupe est constitué de ces longs métrages de la première époque qui portent sur des sujets locaux. Ils représentent Ferrare, Turin, Rome et la vallée du Pô, celui qui va de Cronaca di un amore à Il Grido (1957). Le second groupe se constitue après sa rencontre avec la comédienne Monica Vitti, celle qui devint pour un temps sa muse si bien nommée. Cette union fertile marque un basculement dans l’œuvre du cinéaste. Elle débute avec L’Avventura (1960) dont les subtilités narratives et l’esthétique marquent les esprits de ses contemporains de façon durable et avec lequel Antonioni va occuper une place centrale dans l’histoire du 7e art. Son œuvre commençait à s’ouvrir au monde. Comme l’écrivait Nicolas Renaud en 2014 :
« En 1960, le prix du jury à Cannes fut décerné à L’Avventura avec la fameuse mention « pour l’invention d’un langage cinématographique » (formule perpétuée parce que recopiée plus tard au début du générique d’ouverture). Ce genre d’hyperbole demeure assez discutable (l’usage du concept de « langage » est en outre plus ou moins approprié) et il n’était pas tout à fait juste d’affirmer qu’il avait trouvé son expression (ou « inventé un langage ») seulement avec ce film, sans égard aux précédents. Néanmoins, cette déclaration du jury exprimait donc une réaction commune face aux films d’Antonioni. »
Il est certain que, si l’on suit l’œuvre d’Antonioni depuis ses débuts, on peut s’apercevoir que plusieurs des éléments constitutifs de ses films ultérieurs sont déjà présents dans les œuvres de la première époque, Il Grido devenant la véritable œuvre charnière. Cependant, autant dans le premier temps, était-il considéré comme un cinéaste local, prolongeant le Néoréalisme et dont la notoriété ne dépassait pas les frontières de l’Italie ; autant, avec L’Avventura – premier d’une trilogie qui inclut aussi La Notte (1961) et L’Eclisse (1962), la part singulière de son approche se déploie de façon magistrale.
On peut distinguer plusieurs éléments qui la caractérisent. Bien sûr, et la caricature qu’en fait Woody Allen dans son film à sketch Everything You Always Wanted to Know About Sex but Were Afraid to Ask (1972) en est aussi un hommage, il y a son apport formel. La géométrie de ses cadrages distingue Antonioni de la plupart des autres cinéastes italiens qui lui sont contemporains. Il y a une pureté des lignes de fuite, une harmonie volontairement établie des rapports de plans, sans oublier les relations entre le corps et les constructions humaines, autant d’éléments qui apparurent aux critiques des années 1960 comme le symptôme d’une modernité alors que ses influences semblent plutôt venir des recherches perspectivistes des peintres de la Renaissance italienne, voire Giorgio De Chirico explorateur assidu d’une peinture métaphysique. Tout comme pour ses ancêtres, la perspective n’est pas chez lui qu’un outil purement formel. Elle permet au cinéaste de placer la figure humaine au cœur de représentations externes qui génèrent un point de vue moral sur l‘existence.
Ainsi retrouve-t-on souvent ses personnages dans des paysages immenses qui accentuent leur solitude. Ils errent aussi, fréquemment, dans des décors urbains ou naturels dont la plupart des habitants semblent avoir disparu. Ces détails, devenant de film en film par leur récurrence des obsessions esthétiques, finissent par former un style. Ils s’intègrent au récit avec une force qui dépasse leur simple commentaire. Le fond rejoint la forme. L’absence de figurants rehausse le sentiment de perte et de disparition d’une part, mais aussi, elle permet au jeu dramatique de faire occuper tout l’espace au personnage car les films d’Antonioni nous parlent de destins personnels, certes, mais que l’auteur confronte au macrocosme.
L’Avventura devient aussi, au cœur d’une intrigue mi-romantique mi-policière, un regard presque documentaire sur le développement inégal qui existe toujours entre le nord et le sud de l’Italie. Ici, il n’y pas de grandiloquence, plusieurs actes se jouent dans le silence et la lenteur. Mais les images parlent mieux que les cris.
Autre particularité d’une partie notable des films qu’il a écrits, celle de la disparition d’un personnage. C’est un trait marquant de l’œuvre d’Antonioni. Comme une réponse à l’incommunicabilité ou à la schizophrénie du monde contemporain, cette disparition devient presque une parabole christique. La plupart du temps, l’être disparaissant est une femme.
La condition féminine est un thème profondément ancré dans son œuvre. Les personnages masculins sont encore conditionnés à des attitudes de domination qui les déclassent face au regard des personnages féminins. Dans Il Grido (Le Cri), cela est manifeste. Dans Le désert rouge, cela est plus subtil. La condition du couple est de ce fait complètement liée à cette dénonciation qui doit passer en partie par la reconnaissance de l’oppression des femmes dans le monde contemporain. Car les films d’Antonioni sont quasiment tous des histoires d’amour. Inscrites dans un monde déshumanisé qui leur fait obstacle, ces histoires d’amour deviennent des récits d’hostilités, de refoulement, de répression, voire d’indifférence cruelle.
D’une certaine façon, on peut dire d’Antonioni qu’il est un cinéaste féministe et qu’il l’aura été bien avant plusieurs. Ainsi affirmait-il, non sans humour, en 1982 : «Moi aussi je prends les femmes au sérieux, trop peut-être, et voilà pourquoi je fais des films surtout sur les femmes et aussi parce que je les connais mieux que les hommes. Je n’ai jamais couché avec un homme, alors je les connais moins intimement. Je me connais moi-même mais pas les autres.»
Il ne saurait être osé que d’affirmer qu’il y a une donnée essentielle à générer des récits à partir du point de vue de l’amante qui transporte avec elle des centaines d’années d’élaboration de ce que l’on pourrait appeler, depuis le « Moyen-âge courtois », une « conscience amoureuse » que le cinéaste confronte à la déréliction opérée par l’extension du capitalisme tel qu’il était vécu en Italie, sous-entendu l’Europe en reconstruction, après la Seconde guerre mondiale en bouleversant toutes les sphères de la société. À cet égard, La Notte en est un cas de démonstration probant, à la fin duquel toutefois le couple finit par connaitre une rédemption.
C’est ainsi qu’Antonioni engendre à sa façon et de son côté, pas nécessairement dans le sillage de Jean-Paul Sartre, d’Henri Lefebvre ou des situationnistes, sa propre critique de la vie quotidienne. Sa conception du couple en fera plus tard une arme quasi révolutionnaire, comme dans Zabriskie Point (1970) qu’il tourne en 1969 aux États-Unis avec des comédiens américains dans le prolongement du mouvement contre la guerre du Vietnam et porteur de certaines valeurs de la contreculture de la côte ouest. Mais est-ce le couple en lui-même, ou la manifestation expressive de l’amour qui est le vecteur de la révolution ?
Après sa rencontre avec Monica Vitti, lors de son bref exil au théâtre à la fin des années 1950, il va se mettre à jouer avec des binômes. Monica Vitti, qu’il associe entre autres avec Alain Delon dans L’Eclisse et Richard Harris dans Il deserto Rosso; Jeanne Moreau et Marcello Mastroianni mariés dans La Notte; Mark Frechette et Daria Halprin fusionnés dans Zabriskie Point; Jack Nicholson et Maria Schneider amants dans Professione: reporter (Profession Reporter, 1975); Christine Boisson et Tomás Milián unis dans Identificazione di una donna (Identification d’une femme, 1982) : autant de couples dont l’attraction et la répulsion des deux pôles animent le moteur de ses films.
Ce cycle – auquel il manquera douloureusement le premier titre « antonionesque » Cronaca di un amore (Chronique d’un amour, 1950) qui nous est demeuré inaccessible, regroupe tous les autres longs métrages de fiction, deux films à sketch et quelques documentaires. Il aurait été impossible de le monter sans la collaboration précieuse de l’Istituto Italiano di Cultura de Montreal.
13 septembre 2016