Trois fois la mer
par Johanne Fournier
Suite à la publication de son roman Tout doit partir le printemps dernier, et à l’occasion de la présentation en rafale de sa trilogie du fleuve qui y est intimement liée, nous avons demandé à la cinéaste Johanne Fournier de nous parler de la gestation de ces films et de ce qu’ils représentaient pour elle.
—
Poissons (collage) (2004), Cabines (2007) et Le temps que prennent les bateaux (2011) parlent de gens dont la vie est gravée dans la géographie de la Gaspésie, de leur travail. Fabriqués sur une période de dix ans à partir de 2002, ces trois films, comme dans le beau titre du film de Benoit Pilon, disent un peu de « ce qu’il faut pour vivre »
Mon retour en Gaspésie, il y a vingt ans, coïncide avec l’avènement des technologies numériques. J’ai commencé dans ce métier avec le portapak originel des années 1970 puis, dans la période passée chez Vidéo Femmes dans les années 1980, les caméras sont devenues de plus en plus grosses et sophistiquées et je n’y ai plus touché. Reprendre la caméra dans mes mains, à la fois vertige et joie, arrive avec Larguer les amarres (1999), coréalisé avec ma fille, Catherine Vidal, qui sortait de l’école. Notre correspondance vidéo tournée à quatre mains entre l’Ouest canadien et la Gaspésie, produite par l’ONF, installe cette manière de travailler. Construire les films à mesure du tournage, faire le montage dans la petite chambre de la maison du bord de la rivière, en même temps que la vie se déroule. En plein dans le fantasme de la cinécriture de Varda ou de la caméra-stylo d’Astruc. Poissons (collage) a été tourné entre Rimouski et Grande-Vallée. Pas de spécialistes, mais des gens dont la vie est intimement liée aux poissons. Les moments du présent se superposent aux archives. Entre les mille gestes de Marielle la poissonnière et les bateaux volants s’entremêlent mythes et recettes, hommes et femmes, un ou deux chats et beaucoup de poissons. J’ai plongé dans ce monde, devenu si différent de celui de mon enfance à Matane et, au montage, embrassé à pleines mains cette permission du collage, cette profusion de découvertes, entre le rire et la tragédie.
Ensuite est venu Cabines, avec les propriétaires et les femmes de ménage de ces châteaux de trois mètres carrés déposés sur la ligne d’horizon devant la mer. Les filmer, hors du temps des touristes, en face à face, chacun dans nos fragilités, eux devant, avec leur vie offerte, moi derrière, à tenter de bien les recevoir. Ils m’ont laissé les clés, souvent, autant pour attendre la lumière que pour sentir les souvenirs des vacanciers à-travers les couches de peinture de leur labeur. J’ai refermé des portes qui battaient au vent dans la pluie, écho de l’ouragan Katrina, alors que tout le monde était parti. Elles ont combien d’étoiles? Des milliards. Dans le ciel. Chaque film contenait l’autre et il y avait ce danger de me consacrer à la disparition des choses, sur le bord de la nostalgie. Avec Le temps que prennent les bateaux, je voulais aller dans le monde de maintenant, dans l’âpreté des choses, avec les dragueurs, les brise-glaces, les femmes qui trient les crevettes, les pêcheurs du bout du quai, les bateaux qui naissent, la nuit. Pendant une année, j’ai été comme les autres, quelqu’un qui travaille dans le port, sur les quais. La fille avec le petit char bleu. Plus j’assemblais les séquences, plus il devenait évident qu’il n’y aurait ni narration, ni entrevues, ni musique.
Les gens ont été si généreux, m’ont permis d’être dedans, avec eux. Certains des lieux et personnages sont disparus, ils ont pourtant l’air encore si vivants. Ce sont déjà des films d’archives. J’ai aimé autant vivre les jours et les nuits que fabriquer les films eux-mêmes, seule, sur mille kilomètres de littoral. Être à la fois DOP et cantinière, politique sans en avoir l’air. Tourner, pas beaucoup à la fois, sur les quatre saisons, autant pour servir les histoires que pour avoir l’impression de mériter les images, au-delà de la tentation de la beauté. J’ai essayé de travailler la forme, pour chacun des trois films, de trouver la manière d’écrire qui réinventait ma roue et quand j’avais fait tout ce que je pouvais, arrivaient Marc, François, Antoine, Roger et d’autres précieux qui ont sonorisé, poli, coloré la matière brute.
Au moment où je finissais Le temps que prennent les bateaux, mon père est mort. Depuis ce temps, je n’ai pas tourné. J’ai fait mille choses. Des inutiles, des obligées, des nouvelles, des belles, mais pas de film. Et j’ai écrit un petit livre, Tout doit partir, publié chez Leméac au printemps 2017, qui commence comme ça:
« Ce sera un lent métrage.
J’aime dire cela, moi qui n’ai jamais fait de long métrage. »
—
Soirée Trois fois la mer. Mardi 5 décembre.
30 novembre 2017