Un monde fou
par Marco de Blois
Une banlieue industrielle glauque croulant sous la morosité socio-économique. Des personnages assoiffés par l’argent. L’éthique et la moralité s’effritent. Il fait gris. La corruption se répand partout. Et la bêtise. Et la violence. Une belle journée, quoi.
Ce paragraphe d’introduction pourrait laisser croire que Have a Nice Day, de Liu Jian, est un film sombre qu’il vaut mieux fuir quand viennent les beaux jours. Pourtant, il n’en est rien. Si ce long métrage d’animation est en effet un certain portrait au vitriol de la Chine actuelle dans ce qu’elle a de moins reluisant, Have a Nice Day est aussi un polar jubilatoire et captivant. Déprimant? Drôle et abrasif plutôt. Et le réalisateur, Liu Jian, témoigne ici d’une grande maîtrise du récit.
Au départ, il y a des billets de banque dérobés par un chauffeur à un mafioso de l’endroit. Le chauffeur souhaite, avec ce butin, corriger la chirurgie esthétique ratée de sa fiancée pour lui en payer une autre, cette fois-ci en Corée du Sud. Mais le butin, convoité par tous, passe d’une main à l’autre, chacun sachant faire preuve d’autant de cupidité que de cruauté. Une chambre d’hôtel minable devient alors le théâtre d’événements rocambolesques où tous finissent par transiter. Dans ce contexte graphiquement réaliste, Liu Jian introduit à petite dose des éléments fantastiques sans jamais altérer la cohérence et la vraisemblance de l’ensemble, soutenus par l’incomparable composition musicale électro de The Shangai Restoration Project.
L’animation chinoise indépendante contemporaine est un phénomène majeur des dix dernières années. Il est apparu, dans ce pays, une nouvelle génération de réalisateurs indépendants dont la plupart ont suivi une formation dans les arts visuels et ont investi les arts contemporains avant d’ajouter l’animation à leur arc. Leur grande particularité est un ton et une démarche très personnels et, surtout, un propos qui ne doit rien à personne. Parmi les plus connus, nommons Sun Xun (21G, Clown’s Revolution), Xi Chen (The Emerald Jar, A Clockwork Cock), Lei Lei (My… My…, Recycled) et Haiyang Wang (Double Fikret, Freud, Fish & Butterfly). Liu Jian a étudié la peinture à l’Université des Arts de Nanjing. Au sein de son studio Le-Joy, établi à Nanjing, il opte pour le long métrage, privilégie un dispositif technique souple et raconte des histoires – des fables – à la façon de satires corrosives.
En 2010, Liu Jian avait présenté Piercing 1 dans le circuit des festivals internationaux et s’était alors mérité l’attention du public et de la critique internationale. Have a Nice Day apparait comme le prolongement de Piercing 1, mais l’œuvre est nettement plus maîtrisée. Depuis sa première mondiale à la Berlinale de 2017, elle convainc la critique et le public, Fantasia l’ayant d’ailleurs sélectionnée l’an dernier. La publicité française autour de Have a Nice Day associe souvent le cinéaste à Tarantino. Il y a en effet quelques liens thématiques réunissant les deux cinéastes, mais la ressemblance s’arrête là. Très personnellement, je pense que Have a Nice Day peut aussi faire penser à une version pleine d’humour noir, détournée en polar et anti-hollywoodienne de It’s a Mad, Mad, Mad, Mad World de Stanley Kramer – une autre fable sur la cupidité.
Have a Nice Day est à l’affiche de la Cinémathèque québécoise du 13 au 19 juillet.
10 juillet 2018