1968… et après ?
par Bruno Dequen
Cette année, cinquantenaire oblige, 1968 et son fameux mois de Mai auront été remémorés, critiqués, démystifiés ou regrettés sur toutes les plateformes médiatiques et politiques de la Francophonie. Dans ce contexte, force est d’admettre qu’un numéro portant sur cette année charnière ne semble pas relever au demeurant d’une folle originalité. Et pourtant ! En revisitant le bouillonnement politique et créatif de 1968, trois constats ont incité 24 images à revenir sur une époque qui, si elle n’a pas été jusqu’au bout de son désir de révolution, aura laissé des traces encore bien présentes sur le monde et le cinéma.
Comme le souligne André Roy dans le texte d’introduction de notre dossier, le cinéma a été aux premières loges de 1968. Il s’est insurgé ; il a agi à la fois comme acteur, témoin et héritier d’une année qui a permis de libérer « une parole en quête d’expressions et de formes nouvelles1 ». Renouer avec 68, c’est donc dans un premier temps prendre acte d’un moment crucial de l’histoire du XXe siècle et du cinéma. Mais c’est également tenter d’en élargir le spectre en prenant en compte la nature mondialisée de cette période, qui a trop souvent été négligée au profit des actions, certes mémorables et amplement documentées, des cinéastes français. Pour reprendre le titre du programme que Federico Rossin a concocté à l’occasion de la dernière édition du Festival Cinéma du réel2, il s’agit donc de plonger dans « L’autre 68 », celui des réalisatrices cubaines, des collectifs japonais, des étudiants mexicains, des cinéastes québécois, des documentaristes américains, des cinématographies d’Europe de l’Est. Partout, un même désir de renouveler la forme et la diffusion des œuvres, dans une quête d’alliance inaltérable entre éthique et esthétique.
Or, au-delà de la (re)découverte d’une époque ouverte à tous les possibles, que reste-t-il de 1968 ? C’est au fond la véritable question que pose notre dossier. À en croire le dernier Festival de Cannes, la réponse est simple : Jean-Luc Godard. En permettant à son jury de décerner à l’ermite de Rolle une « Palme d’or spéciale » pour son Livre d’image, un an après s’être gentiment moqué de lui dans Le Redoutable, le plus grand festival du monde™, qui célébrait cette année les 50 ans de son annulation forcée sur fond de #MeToo et de conflit Netflix, n’a pas simplement rendu un ultime hommage à JLG. Il vient souligner sa singularité dans le paysage cinématographique contemporain. À la fois comme cinéaste star de l’histoire du cinéma (et de 68) et artiste inclassable dont la dernière œuvre faisait office d’ovni au sein d’une compétition intégralement composée de films narratifs traditionnels.
Godard serait-il ainsi tout ce qu’il reste de 1968 ? Dans un certain sens, oui. Par son existence même, et surtout par sa volonté de repenser constamment le cinéma afin de réfléchir le monde autrement. Lorsque sa voix sépulcrale, résonnant en alternance dans tous les recoins de la salle du Palais du festival à travers un audacieux montage sonore, affirme, à la fin de son Livre d’image hanté par le désastre du monde arabe et la perte des idéaux de la jeunesse, espérer encore et toujours une révolution, on serait tenté de donner raison à Cannes : Godard fait figure d’exception. Ce serait pourtant faire l’impasse sur les innombrables traces qu’a laissées et que laisse encore 1968 sur la création contemporaine. Qu’il s’agisse, comme chez Philippe Garrel, de témoins profondément affectés par cette époque. Ou, comme chez Bertrand Bonello, de cinéastes intégrant au sein de leurs œuvres la question même de l’après 68 d’un point de vue politique et esthétique. Si le cinéma de fiction narratif – que représente Cannes – semble souvent bien sage en comparaison des fulgurances du passé (il suffit de jeter un œil à notre index de 68 films pour s’en rendre compte), il en est tout autrement du documentaire et de l’art vidéo qui peuvent plus aisément explorer une radicalité des formes. Lorsqu’on observe la réappropriation/réactualisation par Éric Baudelaire de la théorie du paysage développée par le cinéaste japonais Masao Adachi, l’émergence des femmes cinéastes depuis le début des années 1970 et l’indispensable travail des collectifs arabes actuels, une évidence s’impose : depuis 1968, le cinéma et le monde n’ont peut-être pas changé à la mesure de nos rêves, mais nombreuses sont les voix qui continuent de se soulever. Il faut les écouter.
Ce numéro marque également un changement notable au sein de 24 images. Désormais publié quatre fois par an sous un nouveau format qui, grâce au formidable travail de conception graphique de Daphnée Brisson-Cardin, accomplit une fusion stimulante entre revue et livre, 24 images va pouvoir, plus que jamais, développer ses dossiers et tisser des liens entre la création passée et contemporaine.
1. Selon l’expression de Gérard Grugeau, page 17
2. Voir l’entretien avec Federico Rossin pages 26 à 31
L’équipe de 24 images vous invite à venir célébrer la parution du n°187 de la revue, intitulé 1968… ET APRÈS ? Le mercredi 20 juin dès 18h à la librairie Le port de tête (269 av. du Mont-Royal Est) / Entrée libre
Venez vous le procurer en primeur à notre lancement, avant sa parution en kiosque fin juin! De plus, le DVD du film Mes nuits feront écho de Sophie Goyette sera offert à l’achat du numéro!
19 juin 2018